FRANÇOISE DE RIMINI
DANS LA LÉGENDE, L'ART ET L'HISTOIRE
D'après les documents de la Gambalunga de Rimini et les pièces produites par feu M. Tonini.
(suite'.)
Le récit continue ; retenons un point grave, parce qu'il a
servi de base à une pole'mique très vive entre deux historiens
recommandables : t Gianciotto était allé en quelque terre voisine
remplir l'office de Podestat ». Les deux amants se voient donc
sans contrainte ; le serviteur les dénonce et le mari revient secrè-
tement à Rimini, « occultamente torno a Rimini ».
Si on accepte pour valable le témoignage de Boccace, on ne
comprend pas que Monsignor Marino Marini, préfet des archives
du Vatican, dans ses Observations critiques sur les Mémoires
historiques relatifs à Françoise de Rimini, que venait de
publier le commandeur Luigi Tonini, ait cherché à établir que
le fait du meurtre ne s'est pas passé à Rimini même, mais bien
à San Arcangclo, petite cité à dix kilomètres de Rimini, où nous
a attiré, nous aussi, le désir de constater s'il s'y trouvait encore
quelque ruine d'un château fort ou d'un palais du xiiie siècle,
qu'on aurait pu attribuer à Malatesta et où aurait pu s'accomplir
le sinistre drame.
Nous aurons à revenir sur ce point, mais continuons notre
examen du commentaire de Boccace. Le flagrant délit est cons-
taté et le meurtre accompli. Le conteur est formel sur cette
circonstance que la mort de Franccsca n'est que le résultat d'une
méprise : Gianciotto allait frapper son frère; sa femme a voulu
détourner le coup lancé avec force et déjà inévitable. « Aveva
già al^ato il braccio con lo stocco in mano, e tutto si gravava
sopra il colpo. » Avant d'atteindre Paolo, le fer a traversé la
poitrine de Francesca : « Prima passo lo stocco il petto délia
donna, che egli aggiugnesse a Paolo ». — Gianciotto est désolé
— remarquons l'assertion de Boccace, t car il aimait sa femme
plus que lui-même », — hors de lui, il retire le fer et frappe alors
son frère.
C'est une façon de présenter le meurtre qui en enlève tout
le côté odieux. D'abord Francesca, la première victime, succombe
à un accident (le mot y est), et la seconde n'est frappée que
parce que la première qui était aimée passionnément a été atteinte
avant elle.
Le meurtrier laisse là les deux corps et il retourne à son
office. C'est encore là un point important ; c'est dire que Gian-
ciotto était Podestat et qu'il retourne aux lieux où il exerce ses
fonctions. Comme Podestat les lois et l'usage lui interdisaient de
conduire sa femme aux lieux où il exerçait ; il avait donc dû
quitter son poste, puis venir venger l'injure et constater le crime,
— si crime il y avait. Le fait accompli, il rentrait à Pesaro.
On ramasse les deux corps, on leur rend les derniers devoirs
avec beaucoup de larmes, « con moite lacrime », et on les enferme
dans le même cercueil. Cette dernière circonstance ne doit pas
nous échapper; si accessoire qu'elle soit, on en peut tirer une
déduction. Puisqu'on en usa ainsi à l'égard des victimes mariées
chacune de son côté, il fallait qu'une grande pitié se fût mani-
festée dans la ville au bruit de ce meurtre. Encore que l'amour,
même coupable, alors qu'il est expié par un trépas aussi lamen-
table, justifie une émotion profonde et une immense commisé-
ration au cœur d'un peuple sensible, ardent et passionné comme
le peuple italien, comment, dans la ville même où ils régnaient
en maîtres, où ils venaient d'être mortellement offensés et trahis,
les Malatesta auraient-ils supporté la glorification d'un crime
aggravé par tant de circonstances ? Ajoutons aussi qu'en même
temps qu'on offensait l'époux de Francesca, on faisait, en rendant
les honneurs publics aux amants, bon marché de la dignité
d'Orabile, la femme de Paolo. Car nous devons nous souvenir
qu'il y a une troisième victime, c'est celle que Paolo laisse veuve,
et qu'il a trompée.
11 est un autre témoignage, qui porte sur la mise en scène
du drame, qu'il nous faut aussi invoquer et discuter ; c'est le
témoignage posthume, la déposition d'outre-tombe, que le poète
de la Divine Comédie met dans la bouche de la victime. Dante
a voulu savoir « à quoi et comment, au temps des doux soupirs,
l'amour leur a permis de connaître leurs douteux désirs ».
Je ne m'arrête point sur le charme incomparable du langage
que le chantre met dans la bouche de Francesca; je parle au
nom de la froide raison et de la vérité historique, et j'essaye de
saisir les faits pratiques d'un drame nébuleux et controversé.
« L'Ange de gloire » s'interrompt pour conter son histoire
d'un éternel baiser, il exprime cette douloureuse pensée qu'Alfred
de Musset tient pour un blasphème et qu'il s'étonne d'entendre
tomber des lèvres de Francesca :
• Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicte cette parole amère
Cette offense au malheur? •
« La terre où je suis née s'étend sur la plage où le Pô descend
pour être en paix avec les fleuves qui le suivent ». Tous ceux
qui ont vu les Bouches du Pô, ce cortège de fleuves et de riviè-
res, le Tessin, l'Adda, l'Istro, le Mincio, la Trebbia, la Bormida,
le Taro, se perdant dans le sable au moment d'aller à la mer,
ont déjà reconnu Ravenne.
La fille de Polenta confesse son amour, et le plus chaste
pinceau n'a pas un trait à reprendre à son court récit ; c'est un
tableau tout fait, celui qu'ont peint les artistes de tous les siècles
qui se sont succédé depuis, sans jamais égaler l'œuvre du poète.
« Nous lisions un jour par plaisir comment l'amour s'em-
para de Lancelot; nous étions sans méfiance; plusieurs fois cette
lecture fit rencontrer nos yeux et nous fit changer de couleur ;
mais ce fut un seul passage qui nous perdit ; quand nous lûmes
comment cet amant si tendre avait baisé le visage adoré, celui-ci
qui ne sera jamais séparé de moi baisa ma bouche toute trem-
blante... le livre et celui qui l'avait écrit furent pour nous un
autre Gallehaut... Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. »
C'est le tableau de Ingres, le prologue du drame dont la
composition populaire d'Ary Scheff'er est la triste apothéose.
Quel est donc ce livre dont un seul passage les a perdus ?
Ceci nous touche de près, car c'est un de nos classiques
français, le roman de Lancelot du Lac, chevalier de la Table-
Ronde. On a beaucoup erré autrefois sur le sens du vers :
« Galeotto fu il libro e chi lo scrissc ».
Pour nous Français, si peu aptes à discuter sur les obscurités
du Dante, c'était un des seuls passages sur lequel nous ne pou-
vions pas conserver de doute. Le Lancilotto et le Galeotto du
récit étaient en effet pour nous deux personnages trop familiers.
i. Voir l'Art, 5" année, tome IV, pages 1; et 41.
DANS LA LÉGENDE, L'ART ET L'HISTOIRE
D'après les documents de la Gambalunga de Rimini et les pièces produites par feu M. Tonini.
(suite'.)
Le récit continue ; retenons un point grave, parce qu'il a
servi de base à une pole'mique très vive entre deux historiens
recommandables : t Gianciotto était allé en quelque terre voisine
remplir l'office de Podestat ». Les deux amants se voient donc
sans contrainte ; le serviteur les dénonce et le mari revient secrè-
tement à Rimini, « occultamente torno a Rimini ».
Si on accepte pour valable le témoignage de Boccace, on ne
comprend pas que Monsignor Marino Marini, préfet des archives
du Vatican, dans ses Observations critiques sur les Mémoires
historiques relatifs à Françoise de Rimini, que venait de
publier le commandeur Luigi Tonini, ait cherché à établir que
le fait du meurtre ne s'est pas passé à Rimini même, mais bien
à San Arcangclo, petite cité à dix kilomètres de Rimini, où nous
a attiré, nous aussi, le désir de constater s'il s'y trouvait encore
quelque ruine d'un château fort ou d'un palais du xiiie siècle,
qu'on aurait pu attribuer à Malatesta et où aurait pu s'accomplir
le sinistre drame.
Nous aurons à revenir sur ce point, mais continuons notre
examen du commentaire de Boccace. Le flagrant délit est cons-
taté et le meurtre accompli. Le conteur est formel sur cette
circonstance que la mort de Franccsca n'est que le résultat d'une
méprise : Gianciotto allait frapper son frère; sa femme a voulu
détourner le coup lancé avec force et déjà inévitable. « Aveva
già al^ato il braccio con lo stocco in mano, e tutto si gravava
sopra il colpo. » Avant d'atteindre Paolo, le fer a traversé la
poitrine de Francesca : « Prima passo lo stocco il petto délia
donna, che egli aggiugnesse a Paolo ». — Gianciotto est désolé
— remarquons l'assertion de Boccace, t car il aimait sa femme
plus que lui-même », — hors de lui, il retire le fer et frappe alors
son frère.
C'est une façon de présenter le meurtre qui en enlève tout
le côté odieux. D'abord Francesca, la première victime, succombe
à un accident (le mot y est), et la seconde n'est frappée que
parce que la première qui était aimée passionnément a été atteinte
avant elle.
Le meurtrier laisse là les deux corps et il retourne à son
office. C'est encore là un point important ; c'est dire que Gian-
ciotto était Podestat et qu'il retourne aux lieux où il exerce ses
fonctions. Comme Podestat les lois et l'usage lui interdisaient de
conduire sa femme aux lieux où il exerçait ; il avait donc dû
quitter son poste, puis venir venger l'injure et constater le crime,
— si crime il y avait. Le fait accompli, il rentrait à Pesaro.
On ramasse les deux corps, on leur rend les derniers devoirs
avec beaucoup de larmes, « con moite lacrime », et on les enferme
dans le même cercueil. Cette dernière circonstance ne doit pas
nous échapper; si accessoire qu'elle soit, on en peut tirer une
déduction. Puisqu'on en usa ainsi à l'égard des victimes mariées
chacune de son côté, il fallait qu'une grande pitié se fût mani-
festée dans la ville au bruit de ce meurtre. Encore que l'amour,
même coupable, alors qu'il est expié par un trépas aussi lamen-
table, justifie une émotion profonde et une immense commisé-
ration au cœur d'un peuple sensible, ardent et passionné comme
le peuple italien, comment, dans la ville même où ils régnaient
en maîtres, où ils venaient d'être mortellement offensés et trahis,
les Malatesta auraient-ils supporté la glorification d'un crime
aggravé par tant de circonstances ? Ajoutons aussi qu'en même
temps qu'on offensait l'époux de Francesca, on faisait, en rendant
les honneurs publics aux amants, bon marché de la dignité
d'Orabile, la femme de Paolo. Car nous devons nous souvenir
qu'il y a une troisième victime, c'est celle que Paolo laisse veuve,
et qu'il a trompée.
11 est un autre témoignage, qui porte sur la mise en scène
du drame, qu'il nous faut aussi invoquer et discuter ; c'est le
témoignage posthume, la déposition d'outre-tombe, que le poète
de la Divine Comédie met dans la bouche de la victime. Dante
a voulu savoir « à quoi et comment, au temps des doux soupirs,
l'amour leur a permis de connaître leurs douteux désirs ».
Je ne m'arrête point sur le charme incomparable du langage
que le chantre met dans la bouche de Francesca; je parle au
nom de la froide raison et de la vérité historique, et j'essaye de
saisir les faits pratiques d'un drame nébuleux et controversé.
« L'Ange de gloire » s'interrompt pour conter son histoire
d'un éternel baiser, il exprime cette douloureuse pensée qu'Alfred
de Musset tient pour un blasphème et qu'il s'étonne d'entendre
tomber des lèvres de Francesca :
• Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicte cette parole amère
Cette offense au malheur? •
« La terre où je suis née s'étend sur la plage où le Pô descend
pour être en paix avec les fleuves qui le suivent ». Tous ceux
qui ont vu les Bouches du Pô, ce cortège de fleuves et de riviè-
res, le Tessin, l'Adda, l'Istro, le Mincio, la Trebbia, la Bormida,
le Taro, se perdant dans le sable au moment d'aller à la mer,
ont déjà reconnu Ravenne.
La fille de Polenta confesse son amour, et le plus chaste
pinceau n'a pas un trait à reprendre à son court récit ; c'est un
tableau tout fait, celui qu'ont peint les artistes de tous les siècles
qui se sont succédé depuis, sans jamais égaler l'œuvre du poète.
« Nous lisions un jour par plaisir comment l'amour s'em-
para de Lancelot; nous étions sans méfiance; plusieurs fois cette
lecture fit rencontrer nos yeux et nous fit changer de couleur ;
mais ce fut un seul passage qui nous perdit ; quand nous lûmes
comment cet amant si tendre avait baisé le visage adoré, celui-ci
qui ne sera jamais séparé de moi baisa ma bouche toute trem-
blante... le livre et celui qui l'avait écrit furent pour nous un
autre Gallehaut... Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. »
C'est le tableau de Ingres, le prologue du drame dont la
composition populaire d'Ary Scheff'er est la triste apothéose.
Quel est donc ce livre dont un seul passage les a perdus ?
Ceci nous touche de près, car c'est un de nos classiques
français, le roman de Lancelot du Lac, chevalier de la Table-
Ronde. On a beaucoup erré autrefois sur le sens du vers :
« Galeotto fu il libro e chi lo scrissc ».
Pour nous Français, si peu aptes à discuter sur les obscurités
du Dante, c'était un des seuls passages sur lequel nous ne pou-
vions pas conserver de doute. Le Lancilotto et le Galeotto du
récit étaient en effet pour nous deux personnages trop familiers.
i. Voir l'Art, 5" année, tome IV, pages 1; et 41.