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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 7.1881 (Teil 2)

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190

L'ART.

très vrai que Ingres savait dessiner, quand il faisait par exemple
des croquis au crayon d'après nature. Mais ce qui dépasse toute
imagination, c'est de faire de Ingres un coloriste. Or, Gautier n'a
pas reculé devant cette énormité.

Après avoir fait de la Vénus Anadyomène un éloge enthou-
siaste et sans restriction, il termine par ces lignes : « Il n'est
personne qui n'admire le dessin pur, le modelé fin, le noble
style de M. Ingres. Toutes ces qualités se retrouvent ici avec
celle d'un coloris charmant. Rien n'est plus doux à l'oeil que
cette figure d'une blancheur dorée, entre le double azur du ciel
et de la mer. M. Ingres, depuis quelques années, a gagné énor-
mément comme palette. L'âge le réchauffe. Heureux homme, qui
a commencé à dessiner comme Holbëin et finira par peindre
comme Titien ! »

ingres et Titien! C'est raide. Mais enfin ce n'est qu'une
espérance. Il parle au futur, et l'on peut, si l'on veut, ne voir
dans son langage qu'une politesse ou un encouragement.

Mais douze ans plus tard, en 1860, quand Gautier est dans
toute la puissance de son talent, il revient sur cette même
appréciation et l'affirme avec une énergie stupéfiante : « Nous
ne sommes pas de ceux, dit-il, qui restreignent l'illustre maître
au dessin en lui déniant la couleur. Au contraire, nous lui
trouvons, et croyej-le, ce n'est nullement un paradoxe de notre
part, une couleur superbe. Il ne faut, pour s'en convaincre,
que regarder avec des yeux non prévenus la Chapelle Sixtine,
le portrait de Bartolini, l'Œdipe devinant l'énigme du
Sphinx, etc., et il cite à peu près toutes les œuvres de Ingres.

Il faut que nous ayons les yeux bien prévenus, car nous
avons beau regarder, il nous est impossible de découvrir cette
« couleur superbe », et nous comprenons de moins en moins
qu'on puisse faire de Ingres un coloriste si l'on ne fait pas de
Delacroix un forcené. L'un ressemble si peu à l'autre, que
nous ne pouvons concevoir qu'on applique à tous deux la même
épithète. Cette identification n'embarrasse pas Gautier. Cela,
nous l'avouons, nous met en défiance sur la sincérité de ses
admirations.

On sait du reste qu'il n'avait rien de ces passions ardentes
de polémiste, qui marquent les convictions profondes et sérieuses.
Gautier, certainement, sentait et comprenait les beautés artis-
tiques, et il l'a prouvé toutes les fois qu'il n'a eu affaire qu'aux
anciens, aux morts. Avec les vivants, la bonhomie de sa nature
l'emporte, et aussi une certaine paresse de tempérament qui
lui fait fuir l'effort de formuler un jugement motivé. Autant
pour ne pas blesser que pour ne pas se donner la peine de cher-
cher et d'analyser, toutes les fois que l'œuvre est médiocre,
indécise, il se réfugie dans la description qui était d'ailleurs son
triomphe et pour laquelle sa plume lui fournissait sans travail et
sans recherche les phrases et les mots les plus expressifs. Dans
les dernières années de sa vie, il était complètement tombé de ce
côté, où il penchait naturellement. Qu'il s'agît d'art plastique
ou d'art dramatique, tous ses jugements étaient optimistes et
rendus sous forme de descriptions ou de récits laudatife. Il était
parvenu, par le développement même de sa nature, à une sérénité
absolue. « Tout cela lui était bien égal », comme je le lui ai
entendu dire à lui-même.

On trouve dans ces deux volumes, surtout dans le premier,
des jugements et des assimilations qui étonnent. Voici ce qu'il
dit en 1837, à propos du Paysage d'Hobbéma, de la galerie de
l'Élysée-Bourbon : « L'Hobbéma a monté à 22,000 francs; et
en vérité c'est un paysage médiocre, et que l'on eût à peine
remarqué au Salon. Vingt paysagistes, il faut bien le dire, font
mieux que cela aujourd'hui : Cabat, Rousseau, Paul Huet, Jules
Dupré, Marilhat, Corot, Alligny et Edouard Bertin joignent à
autant de précision un style plus ferme et un effet plus poétique.
La forêt tant vantée d'Hobbéma est lourde, noire, avec des
arbres mal suivis et maladroitement enchevêtrés ; le ciel est
pénible et plombé. Cependant c'est encore une œuvre remar-

quable, mais bien au-dessous de la réputation qu'on lui a faite. »
Il n'est pas plus tendre pour le fameux Déjeuner de jambon de
Teniers.

Ce n'est pas qu'il ait aucun préjugé contre le réalisme des
peintures du Nord. Il a des pages charmantes d'entrain et de
sincérité à propos des tableaux flamands et hollandais et en par-
ticulier de Jean Steen et d'Adriaan van Ostade. I e morceau
est admirable et il le faut citer : « L'Adriaan Ostade est aussi
d'une grande beauté, c'est-à-dire d'une grande laideur. Ce qui
me charme dans les Flamands, c'est le plaisir qu'ils semblent
éprouver à être horriblement laids; ils ont l'air d'être aussi fiers
de leurs abominables trognes que l'Antinous de sa beauté. Ils
posent devant vous avec complaisance, quilles sur leurs petites
jambes, avançant hors du cadre leur ventre de tonneau à bière,
avec toute la fatuité d'Odry étalant la grâce de son nez. Ils
paraissent vous dire, en ôtant de leur bouche édentée lejr
vieille pipe noire et culottée : « N'est-ce pas que vous n'avez
« jamais rien vu de plus affreux que nous ? » Les petits enfants
mêmes s'appliquent avec le sérieux le plus risible à être aussi
laids que leurs pères et ils y réussissent souvent. Quant aux
femmes il fallait être Flamand de Flandre, ivre de bière et de
tabac, pour appeler de ce nom l'entassement de tabliers sales et
de jupons rapetassés qui se remuent au grincement du ménétrier
chancelant, hissé sur une barrique, personnage obligé de toutes
les kermesses. Mais en revanche, quel accent de nature, quelle
couleur, quelle vérité ! »

Je ne comprends pas bien pourquoi on a inséré dans ces
volumes une diatribe singulièrement étrange, par laquelle
Th. Gautier s'efforce, en 1837 —à la suite de M. Thiers et par
des arguments ejusdem farina; — de démontrer que la locomo-
tion par la vapeur est une utopie absurde et irréalisable. C'est
là un genre de questions où Th. Gautier n'entendait absolument
rien, ni au point de vue des procédés, ni à celui des consé-
quences. Aussi a-t-il entassé en quelques pages une multitude
d'affirmations et de prophéties grotesques dont on aurait aussi
bien fait d'épargner à sa mémoire la résurrection.

Quoi qu'il en soit, ces morceaux se lisent avec grand plaisir,
surtout ceux du volume intitulé Fusains et eaux-fortes. La
raison de cette différence se trouve dans les dates. Le deuxième
volume, Tableaux à la plume, ne comprend que des articles
écrits après 1848, quand Gautier était devenu décidément un
styliste de métier, et où il poursuivait la description pour elle-
même. Malgré l'éclat de chaque morceau pris à part, on ne peut
pas se dissimuler que c'est toujours à peu près la même chose,
et l'on arrive bientôt à la fatigue, si l'on ne prend bien soin
d'espacer les lectures. Le premier volume, qui nous fait remonter
jusqu'en 1831, nous présente un Th. Gautier que notre géné-
ration ne connaissait guère, un Gautier jeune, alerte, ému, varié,
qui n'a pas encore frayé sa voie ni trouvé sa manière. Il cherche
ses jugements et s'efforce de les motiver. On se sent en face d'une
intelligence qui ne s'est pas encore fait sa formule sur toutes les
choses de l'art, qui n'a pas eu le temps de se répéter et qui
trouve plaisir à pénétrer le secret des œuvres qui sont exposées
à son regard. Plus tard, quand il sera convenu qu'il est un grand
ciseleur de style et que personne ne s'entend comme lui à
tourner une description ou à envelopper des riens dans des flots
de mots ingénieux et de phrases en tableaux, il songera beaucoup
moins à faire admirer les autres que lui-même, et les plus belles
œuvres auront peine à entamer son indifférence olympienne
pour tout ce qui ne sera pas sa propre gloire. Quand il écrit, ce
qui lui importe le moins, c'est le fond; la forme a toutes ses pré-
férences. Il préfère une phrase bien tournée à la pensée la plus
juste. C'est là qu'on l'a mené à force de vanter son style. Mais
il n'y était pas encore de i83oà 1848. Aussi y a-t-il dans les
écrits qui ont précédé cette époque une saveur toute particulière,
qu'on ne retrouve que par exception dans les autres.

Eugène Véron.
 
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