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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 16.1890 (Teil 2)

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Michel, Émile: Les dessins de Rembrandt, [2]
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90

L’ART.

il a le genre de dessin le plus propre à faire ressortir son talent. On comprend dès lors quelles
ressources il pourra tirer de deux moyens d’action aussi distincts que le sentiment des formes et
la science du clair-obscur, moyens qu’il possède tous deux à un égal degré. Grâce à leur intime
union, il pourra aborder des données tout à fait nouvelles et enrichir ainsi le domaine de son
art. Si par certains côtés il est resté bien hollandais, si comme ses prédécesseurs et ses contem-
porains il a besoin de s’appuyer fermement sur la réalité, il a en même temps des aspirations
plus hautes que celles de ses confrères. Le mystère l’attire et ce que des oreilles humaines n’ont
jamais entendu il veut nous le dire ; ce que nos yeux n’ont jamais vu, il cherche à nous le
montrer. S’il reprend pied sur un terrain solide, c’est pour s’élancer ensuite plus librement dans
l’espace et, au milieu de cette race posée, pratique, positive, seul il est un penseur préoccupé de
l’au-delà, de l’infini, un poète et un voyant. Dans son oeuvre, les détails les plus familiers
coudoient à chaque instant les coups d’aile les plus sublimes. Ce qu'il veut surtout exprimer, ce
sont les sentiments les plus profonds et les situations les plus solennelles. Se tenant sur les
confins de deux mondes bien différents, il passe à chaque instant de l’un à l’autre, il les associe
et nous oblige à y penser. Le rêve et ses visions, les approches de la mort, la mort elle-même et
les révélations que peuvent nous apporter sur elle les trépassés, ce sont là des préoccupations
qui hantent son esprit et qui remplissent son œuvre. Il croit aux miracles et aux apparitions. Les
effrois et les étonnements de Lazare échappé à son tombeau, la vie qui reprend possession d’un
corps qu’elle avait abandonné, les souffrances dont le Christ ressuscité porte encore la trace sur
son pâle visage, la compassion divine que lui inspire l’amour de Madeleine, toutes ces choses
énigmatiques, indicibles, il nous les révèle discrètement, avec la clarté qu’elles comportent, avec
l'obscurité qu’elles doivent conserver. Il croit aussi aux anges et à leur mission ; il nous les
montre intervenant dans la vie des êtres privilégiés pour les assister de leurs conseils ou de leur
secours. Sans doute, parmi ceux qu'il a représentés, il en est de bien vulgaires, de bien matériels.
Dans l’admirable tableau du Musée de Dresde où Manué et sa femme prient avec un si entier
recueillement, l’ange qui s’élève devant eux au-dessus du bûcher est un gros garçon, gauche,
empêtré, pesant, que ses ailes seraient impuissantes à soutenir dans les airs. C’est bien ainsi
qu’il l’avait indiqué dans le dessin du Musée de Stockholm fait en vue de ce tableau ; mais dans
un autre dessin, probablement un peu postérieur (Cabinet de Berlin), où il a traité le même
sujet, quel souffle puissant anime le céleste messager, quelle hardiesse dans le jet de cette spirale
audacieuse qui enveloppe cette figure! quel émoi, quelle crainte chez les deux vieillards! il semble
en vérité que le dessin palpite, qu’il s’anime sous nos yeux et que, par un autre miracle de l’art,
il triomphe de l’immobilité. Et ce n’est pas la seule fois que Rembrandt donne à ses anges ces
allures hardies et radieuses; de quel élan irrésistible dans le Sacrifice d’Abraham, de l’Ermitage,
l’envoyé céleste arrête le bras du vieillard et fait tomber l'arme de sa main prête à frapper ! de
quel vol fulgurant, dans notre tableau du Louvre, l’ange a pris son essor vers le ciel, au milieu
de la famille de Tobie prosternée à ses pieds !

C’est ainsi que, dans ce cercle élargi par lui, Rembrandt a su embrasser à la fois toutes les
réalités et toutes les visions. L’inconnu que nous coudoyons à chaque instant dans notre vie,
nous le rencontrons aussi dans son art, et ce mélange de détermination et de vague qui s’y
montre explique l’action qu’il exerce sur les natures les plus diverses. Très souple et très puis-
sant, cet art sait à la fois beaucoup préciser et laisser beaucoup à notre imagination, représenter
et sous-entendre. Assez formel pour nous suggérer ce qu'il veut, il reste assez flottant pour nous
abandonner ensuite à nous-mêmes et pour compter sur cette collaboration active qui achève les
créations les plus hautes de l'art comme de la littérature. Nous n’aimons pas à être trop pressés
dans nos admirations, et même en face des chefs-d’œuvre il est une part de notre liberté que
nous entendons nous réserver toujours. Quand il s’est communiqué à nous, qu’il nous a pris et
qu il nous tient, Rembrandt nous abandonne à nous-mêmes. A vouloir aller plus loin, il risque-
rait de rompre le charme et d'éveiller notre critique. Avec son subtil instinct, il sait qu’il ne
faut pas dépasser cette mesure délicate sous peine de nous inviter à nous reprendre, et c’est au
fond de nous-mêmes que se prononcent les paroles suprêmes qu'il a hésité à dire.
 
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