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L'ART.
un peintre en l'isolant de ses contemporains ? Est-on en
mesure de comprendre l'origine ou les progrès de son
talent, sans être d'abord renseigné sur le ton général de la
société dont il a fait partie ?
Au moindre regard sur l'histoire de Venise, l'on
demeure vraiment émerveillé de la puissance de l'activité
humaine, et de la force d'expansion d'une race resserrée
entre d'aussi étroites limites, lorsqu'elle est stimulée par le
plus ardent patriotisme, lorsque la prospérité et l'exis-
tence de chacun se confondent avec les intérêts mêmes de
la cité. Rien de plus modeste que les origines de cette
bourgade de bateliers, rien de plus infécond que les sables
où s'installent les premières bandes de fugitifs. D'autre
part, rien de plus extraordinaire que l'apogée de cette
république capable de lancer dans le Bosphore des flottes
de cinq cents voiles, de faire naviguer à la fois trois mille
vaisseaux, de créer avec les éléments les plus divers un art
qui lui appartient en propre. Sans portes et sans fortifica-
tions, elle prend rang parmi les royaumes européens,
imprenable pour leurs armées, défendue contre les bâti-
ments de guerre par le peu de profondeur de ses lagunes.
Ayant un pied en Orient et à Chypre, elle continue la
Portrait d'Antonio Canal, dit Canaletto.
Fac-similé de la gravure d'Antonio Visentini.
croisade; sur les côtes de la Méditerranée, en Morée, dans
l'île de Candie, ses soldats ne cessent de guerroyer contre
l'infidèle ; à Lépante, elle fournit à elle seule la moitié de
la flotte chrétienne. Aussi l'esprit militaire, mort depuis
longtemps dans les principautés avoisinantes, subsiste
encore à Venise.
Cependant, les découvertes géographiques portent un
coup fatal à son commerce et transmettent aux Portugais
le trafic avec l'Asie; d'autre part, la politique d'une oligar-
chie jalouse a raison de cette énergie belliqueuse et de
cette initiative puissante, recourant aux délations et aux
exécutions secrètes, exploitant plus sûrement encore, pour
achever de l'asservir, les instincts voluptueux de la race.
De ce gouvernement entouré du prestige du luxe et de
l'effroi des tortures, l'on connaît surtout la police infer-
nale, les cachots secrets, en un mot tous les ressorts exté-
rieurs qui ont fourni à l'époque romantique le sujet de
tant de drames ou de tableaux. L'on connaît le Conseil des
Dix dont les juges masqués ne s'assemblaient que la nuit,
la salle d'où l'accusé sortait pour disparaître à tout jamais,
les plombs situés sous les combles du palais ducal et dont
Casanova s'évada par des prodiges de volonté. Quen'a-t-on
point dit des trois inquisiteurs d'Etat, de leurs sentences
irrévocables, de la barque à fanal rouge arrêtée sous le
pont des Soupirs et voguant en dehors de la Giudecca vers
le canal Orfano dont les eaux profondes ensevelissaient
les victimes et leurs secrets ? Il était défendu aux pêcheurs
d'y jamais jeter leurs filets, une rangée de pilotis indique
L'ART.
un peintre en l'isolant de ses contemporains ? Est-on en
mesure de comprendre l'origine ou les progrès de son
talent, sans être d'abord renseigné sur le ton général de la
société dont il a fait partie ?
Au moindre regard sur l'histoire de Venise, l'on
demeure vraiment émerveillé de la puissance de l'activité
humaine, et de la force d'expansion d'une race resserrée
entre d'aussi étroites limites, lorsqu'elle est stimulée par le
plus ardent patriotisme, lorsque la prospérité et l'exis-
tence de chacun se confondent avec les intérêts mêmes de
la cité. Rien de plus modeste que les origines de cette
bourgade de bateliers, rien de plus infécond que les sables
où s'installent les premières bandes de fugitifs. D'autre
part, rien de plus extraordinaire que l'apogée de cette
république capable de lancer dans le Bosphore des flottes
de cinq cents voiles, de faire naviguer à la fois trois mille
vaisseaux, de créer avec les éléments les plus divers un art
qui lui appartient en propre. Sans portes et sans fortifica-
tions, elle prend rang parmi les royaumes européens,
imprenable pour leurs armées, défendue contre les bâti-
ments de guerre par le peu de profondeur de ses lagunes.
Ayant un pied en Orient et à Chypre, elle continue la
Portrait d'Antonio Canal, dit Canaletto.
Fac-similé de la gravure d'Antonio Visentini.
croisade; sur les côtes de la Méditerranée, en Morée, dans
l'île de Candie, ses soldats ne cessent de guerroyer contre
l'infidèle ; à Lépante, elle fournit à elle seule la moitié de
la flotte chrétienne. Aussi l'esprit militaire, mort depuis
longtemps dans les principautés avoisinantes, subsiste
encore à Venise.
Cependant, les découvertes géographiques portent un
coup fatal à son commerce et transmettent aux Portugais
le trafic avec l'Asie; d'autre part, la politique d'une oligar-
chie jalouse a raison de cette énergie belliqueuse et de
cette initiative puissante, recourant aux délations et aux
exécutions secrètes, exploitant plus sûrement encore, pour
achever de l'asservir, les instincts voluptueux de la race.
De ce gouvernement entouré du prestige du luxe et de
l'effroi des tortures, l'on connaît surtout la police infer-
nale, les cachots secrets, en un mot tous les ressorts exté-
rieurs qui ont fourni à l'époque romantique le sujet de
tant de drames ou de tableaux. L'on connaît le Conseil des
Dix dont les juges masqués ne s'assemblaient que la nuit,
la salle d'où l'accusé sortait pour disparaître à tout jamais,
les plombs situés sous les combles du palais ducal et dont
Casanova s'évada par des prodiges de volonté. Quen'a-t-on
point dit des trois inquisiteurs d'Etat, de leurs sentences
irrévocables, de la barque à fanal rouge arrêtée sous le
pont des Soupirs et voguant en dehors de la Giudecca vers
le canal Orfano dont les eaux profondes ensevelissaient
les victimes et leurs secrets ? Il était défendu aux pêcheurs
d'y jamais jeter leurs filets, une rangée de pilotis indique