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6

SUPPLÉMENT A LART FRANÇAIS

ORTHOGRAPHE

« Cher Mosieur Tourdias,

» J’ai été bien contante de votre bau livre il ma fai bien plai-
sire et je vous an remcrci bien.

» O revoir cher mosieur, je vous anbras de tou mon cœur.

» Votre Fifille. »

Les lettres à côté étaient mises en un petit tas, les unes à
ouvrir, d’autres déjà décachetées et lues, toutes chantant les sou-
haits de la nouvelle année, échos d’amitiés menteuses, arrière-
pensées, escompte de cadeaux... Certaines parfumées avaient une
fine odeur de vanille : et chacune était d’écriture ou dans une
enveloppe spèciale, la rendant une sorte de photographie de
l’expéditeur. Celle-ci, dans un coin, papier blafard et mince,
sentait la misère ; une autre disait le parent pauvre, une autre le
camarade parvenu, une autre encore, le vieillard, qui ne voit
plus et tremble...

Toutes, banales ou intimes, timides ou désirées, étaient étalées
là en une promiscuité inattendue, comme cela arrive aux gens
dans l’omnibus ou en chemin de fer... Seule la dernière l’avait
séduit par son gribouillage d’enfant adorable et il en recommen-
çait la lecture, lentement :

« J’ai été bien contante de votre bau livre il ma fai bien
plaisire... »

Les caractères étaient moulés très hauts avec des zigzags le
long des pleins et pour les rendre égaux, on avait du marquer au
crayon une série de barres parallèles entre lesquelles ils s’enchas-
saient. Chaque phrase remplissait une page, rien qu’avec ses
trente-six mots, ie billet avait un air de vraie missive, une mis-
sive délicieusement naïve embrassant « de tou son cœur » au lieu de
le faire de même que les autres, de tout cœur, banalement.

Alors, gardant toujours la feuille entre les doigts, comme s’il
se fut attendu à l’entendre continuer son joli gazouillis d’oiseau,
Tourdias écouta dans le silence de cette soirée morne. Son esprit
s’était subitement rempli de choses enfantines et il s’imaginait
voir Mlle Fifille, écrivant la bas l’épitre joyeuse :

« Mosieur Tourdias, j’ai été bien contante. »

Au dehors, la neige tombait, fêtant janvier. C’était une énorme
descente, un ruissellement de choses blanches s’abaissant avec
une lenteur douce, et cela recouvrait si mollement les"pierres, les
ardoises, les branches qu’on eut dit, à chaque chute de flocon, un
baiser déposé là.

Tout s’assourdissait dans les rues ; les roulements de voitures
devenaient monotones, comme effacés. Par instant seulement,
sous les coups de vents, on entendait un grésillement sec contre
les vitres : volontiers on aurait cru alors qu’on frappait à la porte
et, chaque fois, Tourdias tournait la tête...

Il rêvait, souriant.

Très loin, Fifille juchée sur un haut siège, s’appliquait cher-
chant quoi dire.

Fifille en robe rouge et tablier crème, tout-à-fait sérieuse_

D’elle il ne voyait qu’un coin de joue rose, moucheté par des
minuscules taches de rousseur et un corps charmant, courbé dans
l’application. Ses yeux... Ah ! les yeux de Fifille, de quelle cou-
leur pouvaient-ils bien être ? il cherchait, ne se souvenait plus,
très dépité. ..

Bleus ou bruns ? à coup sûr espiègles, remplis de rires qui
subitement éclataient, mettaient une lumière sur ses gamineries
garçonnières...

Absorbée par les combinaisons d’orthographe, Fifille ne se
retournait point, tout entière à sa plume, à ses doigts pleins
d’encre, et à cet e magistral mis au bout de plaisir, un e superbe
simulant une belle boucle, qui enguirlandait la fin de page
comme ferait une rocaille Louis XV pour le bas d’un cul de
lampe.

Tourdias se mit à rire :

— Mon Dieu ! Fifille, quel dommage qu’on vous enseigne
l’orthographe, la votre est si jolie !.. .

Et avec une mélancolie involontaire, il songea :

— Mais voilà, il faudra qu’on vous l’enseigne et alors...

Alors serait-elle comme tout le monde ? qui sait_

Fifille très grande : Adieu, tabliers crèmes et robes rouges !
cette fois les robes sont montantes et déjà de couleur assom-
brie...

Fifille est devenue demoiselle à marier, intimidante : jamais
plus les sourires espiègles de jadis, mais quelque chose sur les
lèvres qui ressemble sans cesse à un « chut » murmuré très bas
ou à une interrogation vague. Et Fifille ne met plus « tout son
cœur » au bas des paraphes ! Son cœur est pris sans doute, elle
n’en donne plus que ce qu’on donne à tout le monde, pas
lourd...

Pourquoi Tourdias s’est-il amusé soudain à imaginer ainsi
Fifille ? il se voit déjà vieux, lui apportant cette fois des fleurs,
lilas et roses :

— Décidément Fifille, tu es trop grande : voulez vous accepter
ce bouquet, mademoiselle ?

Ses yeux tombèrent sur la lettre toujours demeurée entre ses
doigts : elle disait encore :

» Il m’a fait bien plaisire et je vous en remercie bien... »

Mais il lui sembla qu’il n’y avait plus d’e à plaisir et que ce n’é-
tait plus la même chose oh ! non... Fifille sachant l’orthographe !

Désormais ia vie seule lui apportera son livre au nouvel an,
grand livre dont les feuillets s’emplissent, rarement dorés, sou-
vent cerclés de deuils, étranges étrennes, histoires sans dénoue-
ment... Et il y a si loin de Fifille grand-mère à Fifille juchée sur
un tabouret pour y mouler ses lettres, qu’un énorme regret enva-
hit Tourdias.

Triste, triste l’orthographe enfantine avec son involontaire
teinte de prophétie, triste surtout cet « o revoir » avec un o qui à
la fin semble déjà une lamentation sur des choses perdues !

O revoir !

Dehors, la neige se serrait frileusement : on eut dit d’un mur-
mure de bruine jamais interrompu, c’était le plein hiver venu
enfin, l’hiver jetant sur Paris un immense linceul blanc qui
lentement s’étalait, enveloppait tout d’un morne infini...

O revoir ! revoir les années où l’on aimait vraiment, revoir les
aubépines embaumant le long des haies les branches fleu-
ries, le soleil jetant des brassées étincelantes de rayons sur les
plaines !

Il neigeait toujours, toujours sans une seconde d’arrêt,
sans un ralentissement dans le vol aérien des filoches blan-
ches...

O revoir ceux qui ne sont plus, ceux qui sont morts, ceux qui
nous ont oubliés !

Une lourde mélancolie étreignait Tourdias. Ce mot d’enfant
réveillait brusquement les échos de sa vie d’homme; il le trou-
 
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