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LE DERNIER PONT-LEVIS
Dessin de CARLÈGLE
*
* *
Comme je voyageais dans un pays voisin, l’ami qui m’y servait
de guide me racontait qu’un peintre de sa ville, chargé de représenter
« L’Octroi des villes, ce chancre de la vie nationale. »
Elisée Reclus.
L’employé. C’est bien à vous, tout ça ?
La vieille fille. — Dire que je passe qiatre fois par jour et qu’on ne me
fouille jamais
les costumes de tous les peuples, y travaillait consciencieusement.
Seul, le cadre réservé au Français restait vide. Après de longues
réflexions, il y mit un homme tout nu, portant une pièce d’étoffe
sous le bras. A ceux qui en manifestaient quelque surprise, il répon-
dait : Celui-là change trop souvent de costume. Qu’il s’habille à sa
fantaisie !
Ayant achevé, mon interlocuteur commentait son histoire d’un
rire bruyant et lourd, qui semblait monter de sa base massive jusqu’à
sa gorge largement épanouie, le rire d’un homme immutable.
Quelle injuste réputation!
Sous prétexte des grands
remue-ménage accomplis par
nous depuis cent ans, on
nous qualifie de changeants,
inconstants, mobiles, ver-
satiles, volages, variables,
légers. Les quelques parti-
sans du maintien des octrois
sont heureusement là pour
répondre, et prouver au
. besoin, que nous sommes
plutôt constants, fixes, im-
muables, inaltérables, inva-
riables, persévérants, perpé-
tuels, stables, persistants.
Ils ont fait valoir que
les octrois sont une source
certaine de revenus, le moins
sensible des impôts par le
grand nombre des produits
sur lesquels il porte, le plus
facile à payer grâce à l’infi-
mité des sommes réclamées
au petit acheteur qui, en fin
de compte, l’acquitte incon-
sciemment. Il entre dans les
caisses publiques sans arrêt,
comme le ruisselet dans la
roue du moulin et, pour
l’oreille exercée, le tic-tac de
la machine municipale sem-
ble correspondre au bruit
métallique de sa chute per-
manente. Il est aussi le plus
facile à élargir, à propor-
tionner au besoin ; de tous
les impôts, celui que l’on
peut grossir le plus en faisant
le moins crier.
Voilà de bien belles qua-
lités pour ceux qui reçoi-
vent, mais de bien dange-
reuses pour ‘ceux qui don-
nent.
De tous les impôts, c’est
le plus vexatoire. Il se
perçoit d’une façon indis-
crète ou brutale, sans souci
de la bonne foi, retardant
la circulation des marchan-
dises, que bien souvent il
détériore.
L’employé d’Octroi peut
exiger qu’on vide la voi-
ture, dont le chargement a
demandé une heure de
précautions.
Qui vous dit que parmi
les meubles de votre démé-
nagement, ne s’est pas
glissée quelque denrée que
vous ignorez ou que vous
croyez dans un autre cha-
riot, mais dont la découverte
va vous faire passer en
correctionnelle ?
LE DERNIER PONT-LEVIS
Dessin de CARLÈGLE
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Comme je voyageais dans un pays voisin, l’ami qui m’y servait
de guide me racontait qu’un peintre de sa ville, chargé de représenter
« L’Octroi des villes, ce chancre de la vie nationale. »
Elisée Reclus.
L’employé. C’est bien à vous, tout ça ?
La vieille fille. — Dire que je passe qiatre fois par jour et qu’on ne me
fouille jamais
les costumes de tous les peuples, y travaillait consciencieusement.
Seul, le cadre réservé au Français restait vide. Après de longues
réflexions, il y mit un homme tout nu, portant une pièce d’étoffe
sous le bras. A ceux qui en manifestaient quelque surprise, il répon-
dait : Celui-là change trop souvent de costume. Qu’il s’habille à sa
fantaisie !
Ayant achevé, mon interlocuteur commentait son histoire d’un
rire bruyant et lourd, qui semblait monter de sa base massive jusqu’à
sa gorge largement épanouie, le rire d’un homme immutable.
Quelle injuste réputation!
Sous prétexte des grands
remue-ménage accomplis par
nous depuis cent ans, on
nous qualifie de changeants,
inconstants, mobiles, ver-
satiles, volages, variables,
légers. Les quelques parti-
sans du maintien des octrois
sont heureusement là pour
répondre, et prouver au
. besoin, que nous sommes
plutôt constants, fixes, im-
muables, inaltérables, inva-
riables, persévérants, perpé-
tuels, stables, persistants.
Ils ont fait valoir que
les octrois sont une source
certaine de revenus, le moins
sensible des impôts par le
grand nombre des produits
sur lesquels il porte, le plus
facile à payer grâce à l’infi-
mité des sommes réclamées
au petit acheteur qui, en fin
de compte, l’acquitte incon-
sciemment. Il entre dans les
caisses publiques sans arrêt,
comme le ruisselet dans la
roue du moulin et, pour
l’oreille exercée, le tic-tac de
la machine municipale sem-
ble correspondre au bruit
métallique de sa chute per-
manente. Il est aussi le plus
facile à élargir, à propor-
tionner au besoin ; de tous
les impôts, celui que l’on
peut grossir le plus en faisant
le moins crier.
Voilà de bien belles qua-
lités pour ceux qui reçoi-
vent, mais de bien dange-
reuses pour ‘ceux qui don-
nent.
De tous les impôts, c’est
le plus vexatoire. Il se
perçoit d’une façon indis-
crète ou brutale, sans souci
de la bonne foi, retardant
la circulation des marchan-
dises, que bien souvent il
détériore.
L’employé d’Octroi peut
exiger qu’on vide la voi-
ture, dont le chargement a
demandé une heure de
précautions.
Qui vous dit que parmi
les meubles de votre démé-
nagement, ne s’est pas
glissée quelque denrée que
vous ignorez ou que vous
croyez dans un autre cha-
riot, mais dont la découverte
va vous faire passer en
correctionnelle ?