BULLETIN DE L'ART POUR TOUS
N° 144
serpentines et divines », joue un rôle prédomi-
nant. Rarement le grand trait droit, rigide,
apparaît dans la structure des personnages ou
de leurs vêtements. Revenez alors aux vases
grecs et vous constaterez que, non seulement
dans les tableaux primitifs où la rigidité du trait
s'explique par la raideur de l'archaïsme et par
l'emploi du burin, mais dans les plus beaux
exemplaires à figures rouges et dans les délicates
esquisses des lécythes blancs, la ligne droite,
les longs traits d'une seule volée, lancés d'un
coup de pinceau admirablement ferme et sûr,
sont un tour de force où se joue l'habileté des
artistes athéniens. Quand ces traits se multi-
plient et se pressent les uns contre les autres
pour rendre les plis tombants d'une draperie,
c'est un plaisir exquis que de voir avec quelle
adresse le dessinateur a observé le parallélisme
des lignes, sans un repentir, sans une bavure
maladroite, maître de la pointe de son pinceau
comme un géomètre moderne l'est de son tire-
ligne appuyé contre une règle.
Sans doute, l'agencement du costume antique,
les chutes amples et sculpturales des draperies,
si différentes des plis et des froncements fac-
tices de nos costumes modernes, ont contribué
beaucoup à développer cet art de la ligne droite
et ont été un champ d'études toujours ouvert où
s'est affermie cette incomparable maîtrise. Mais
ce n'est pas là l'unique cause de cette pratique
qui apparaît aussi bien dans le modelé des
corps que dans l'exécution des draperies. Partout
où le profil d'un visage, la tension d'une jambe,
les doigts étendus d'une main ont permis de
donner essor à ce jeu du pinceau en ligne droite,
on voit que le peintre s'y est livré avec une pré-
dilection singulière.
Les origines de ce phénomène sont, en effet,
plus hautes et plus lointaines. Dès le début de
la céramique grecque, on voit poindre la lutte
entre les deux éléments primordiaux du dessin,
la ligne courbe et la ligne droite, et tour à tour
pendant des siècles ils se sont disputé la faveur
des artistes. Tout le système de décoration
mycénienne, tout l'art égéen, repose sur la pré-
dominance du curviligne; tout le système de
décoration géométrique, tout l'art dorien, repose
sur la prédominance du rectiligne (voy. salle A).
Le rectiligne est encore le maître incontesté de
l'art pictural au sixième siècle, pendant toute la
période des vases à figures noires. C'est seule-
ment la révolution amenée par la céramique à
figures rouges qui bat en brèche son autorité
tyrannique. Le cinquième siècle, le siècle de
Polygnote et de Phidias, a été, dans cette partie
du domaine artistique comme dans beaucoup
d'autres, un siècle de synthèse et de conciliation.
On a fait à la ligne courbe la part qui lui reve-
nait et, grâce à elle, on a assoupli et vivifié les
formes. Mais les Grecs ont conservé, comme un
précieux legs des âges antérieurs, ce culte de la
ligne droite qui est une des originalités de leur
art et qui se révèle dans beaucoup d'autres ma-
nifestations de leur génie. Voyez la sculpture
dorienne et péloponésienne, les Danseuses d'Her-
culanum avec leurs vêtements à profondes can-
nelures; voyez les fameuses Caryatides de
l'Érechthéion dont les formes droites sans rai-
deur se prêtent avec tant d'ingéniosité aux lignes
architecturales qu'elles supportent. Qu'on songe
surtout à ce qu'a été l'architecture essentielle-
ment rectiligne des Grecs, quels chefs-d'œuvre
de simples ouvriers ont su faire avec des,arêtes
de colonnes, et quelles combinaisons savanLcs
on a découvertes dans la construction du Par-
thénon, afin que l'œil fût charmé parla perspec-
tive de lignes absolument droites.
Cet accord parfait, cet équilibre établi entre
les contours ondulés et les lignes droites, c'est,
je crois, une des grandes trouvailles du dessin
grec; c'est ce qui lui donne une place à part
dans l'histoire de l'art. Je ne connais qu'un
peuple capable de rivaliser avec les Attiques à
cet égard, et cette qualité lui vaut à juste litre
l'admiration passionnée de beaucoup de nos
contemporains : je veux dire les Japonais, chez
qui l'on retrouve presque au même degré le
goût des belles lignes droites, lancées du bout
du pinceau comme une flèche rapide, le jeu
raffiné et presque abstrait des traits minutieu-
sement parallèles, unis aux souples inflexions
du curviligne.
Pour quelle raison un musée céramique bien
composé a-t-il besoin d'un nombre très consi-
dérable de spécimens? J'ai dit que le Louvre
contenait plus de six mille poteries. Dans ce
nombre n'y a-t-il pas des doubles à éliminer,
puis des produits inférieurs, qui font tort aux
pièces véritablement remarquables et artis-
tiques? La réponse est facile à faire.
Premièrement, il ny a pas de doubles. Deux
vases peuvent se ressembler de forme, être
même tout pareils, étant façonnés par la même
main. Mais on ne trouvera jamais deux images,
deux dessins identiques. On peut voir au Louvre,
dans la salle des Vases à figures rouges trouvés
en Ilalie (salle H), une paire de cratères sortis
du même atelier et fabriqués pour se faire pen-
dant, fait déjà très rare et anormal dans les habi-
tudes grecques. Mais ces deux vases, en appa-
rence si semblables et décorés tous deux du
même sujet dionysiaque, n'ont pas, en réalité,
deux traits mathématiquement semblables.
Jamais un Grec ne s'est servi d'un poncif ou n'a
reporté exactement, à l'aide de la règle et du
compas, un sujet pris sur un autre vase. Il a pu
s'en inspirer librement, traiter le même sujet;
mais la copie, entendue au sens servile et mo-
derne du mot, est absolument étrangère à l'es-
prit antique. Cette considération seule éclaire
d'un jour bien vif les conditions dans lesquelles
s'exerçait l'industrie des Grecs et atteste chez la
masse du peuple un sens arlistique, une indé-
pendance que nous voudrions bien inculquer à
nos artisans contemporains. A cet égard, la mul-
tiplicité des exemplaires est une démonstration
indispensable. On y trouve des gaucheries, des
négligences, même des fautes et des laideurs;
on n'y rencontre pas de répétitions mécaniques.
Premier point très important à établir dans
l'histoire de l'art antique, comparé à l'art mo-
derne.
Dans l'ornementation seule, que de choses
intéressantes et précieuses pour des yeux qui
savent voir! Que de services rendraient à notre
art industriel, si l'on savait en user, ces combi-
naisons gracieuses de lignes et de végétaux, ces
guirlandes de fleurs épanouies et de boutons,
ces entrelacs, ces palmetles et ces rinceaux qui
soulignent ou entourent de leurs capricieuses
volutes les compositions elles-mêmes et leur
forment comme une couronne fleurie! Quel
moyen plus pratique et plus simple de rajeunir
les formes décoratives dont les corniches, les
tentures et les plafonds de nos habitations sont
pleins et qui tombent si facilement dans une
banale uniformité?
Ajoutons que ce support, ce cadre, qui est la
poterie, est par lui-même fort important, et qu'il
fait partie intégrante de l'œuvre d'art. Les dé-
dains actuels à ce sujet auraient beaucoup
étonné les Grecs qui attachaient autant d'impor-
tance au façonnage du vase qu'à la manière de
le décorer. Nous connaissons beaucoup de signa-
tures d'artistes où le potier lui-même se nomme
à côté du peintre. Nous avons même des poteries
signées qui ne portent aucun sujet peint; par
conséquent, aux yeux de l'auteur, tout le mérite
était dans l'élégance de la forme, dans la réus-
site de la cuisson, dans l'éclat du vernis. Plût au
ciel que les céramistes contemporains eussent
apprécié le prix que les Grecs attachaient à la
technique des formes, qu'ils eussent compris
l'enseignement pratique contenu dans les vi-
trines du Louvre! Nous n'aurions pas le déplai-
sir de voir s'ôlaler dans nos plus belles manu-
factures, sous le nom de vases antiques, les
copies abâtardies des formes déjà lourdes qu'ont
produites les fabriques italioles à l'époque de
la décadence. Une amphore de Nicosthènes
(salle F), une coupe d'Euphronios (salle G)
j offrent à l'œil d'un amateur des régals tout aussi
délicats qu'un beau grès flamand ou un flambé
japonais. Comme l'histoire du dessin, l'histoire
\ des formes est encore à écrire et serait digne de
tenter la plume d'un homme qui saurait voir et
< comprendre. La plupart des grands musées
d'Allemagne et d'Angleterre ont fondé tout leur
classement de vases antiques sur la différence
des formes et ont ainsi démontré les transfor-
mations continuelles qu'elles subissaient à tra-
vers les âges. Second point à établir pour
l'utilité des spécimens céramiques, même quand
ils sont privés de tout décor.
On sera donc amené, si l'on veut être juste, à
concéder à un musée le droit de rassembler des
spécimens de formes, comme des spécimens de
dessins, et par là le nombre des objets à expo-
ser s'accroît considérablement. Mais, dira-t-on,
n'y aurait-il pas encore, après cela, bon nombre
de poteries qui, n'ayant à se réclamer d'aucune
de ces qualités, ni du dessin, ni de la forme,
pourraient sans préjudice être écartées? Ici les
raisons à faire valoir sont multiples.
En effet, je n'ai pas encore touché à tout un
ordre de travaux qui, sorti de la céramographie,
a déjà produit un bagage considérable de livres.
Comme les tableaux, comme les estampes mo-
dernes, les peintures de vases grecs ne sont pas
seulement des œuvres d'art, mais aussi des docu-
ments historiques. Là où l'intérêt esthétique s'ar-
rête, la science du passé persiste à faire valoir
ses droits. Plus d'un dessin mal venu, négligé,
de piteuse apparence, arrêtera longuement le
savant qui y découvre un renseignement nou-
veau sur le costume, sur les mœurs, sur la
mythologie; plus d'une poterie, toute semblable
d'aspect à une marmite de l'usage le plus com-
mun, recèle sur ses flancs quelque inscription
grecque ou étrusque qui vients'ajouter au recueil
des textes anciens soigneusement classés dans
les Corpus. Un grand musée, qui veut être un
champ d'étude ouvert à tous, doit naturellement
se préoccuper de cette face importante de la
question, et c'est pourquoi l'on met parfois en
bonne place des objets que le public trouve laids.
Pour n'en citer qu'un exemple, je signalerai,
dans la salle D, une collection de grandes et de
petites amphores, ornées de quelques cercles
bruns et tout à fait dépourvues de charme
eslhétique. Que de gens, en passant devant elles,
se sont demandé pourquoi le Louvre faisait tant
d'honneur à des pots si vulgaires? Mais les
. savants qui s'occupent d'épigraphie sont moins
dédaigneux, car de ces poteries, les unes portent
| des inscriptions en alphabet ionien remontant
i au moins au sixième siècle, les autres des ins-
| criplions en caractères étrusques. Or l'épigra-
| phie ionienne de cette époque n'est connue que
par de fort rares exemplaires ; la langue étrusque
est encore indéchiffrable et exerce depuis plus
d'un siècle la sagacité des chercheurs. Voilà des
circonslances qui transforment ces humbles
pots en documents scientifiques importants, et
leur place est bien dans un musée, à portée des
travailleurs.
Ceux qui par profession ont l'habitude de
feuilleter les ouvrages relatifs à l'antiquité savent
tout ce qu'on a tiré depuis vingt ou trente ans
des vases peints, quelle mine inépuisable ils ont
été pour les historiens de la vie antique. Prenez
la série déjà nombreuse des manuels allemands,
les Bilderatlas de Mùller-Wieseler, Overbeck,
Schreiber, Engelmann; prenez les Denkmœler
actuellement terminés de Baumeisler ou le Dic-
tionnaire des Antiquités, en cours de publica-
tion, de M. Saglio ; vous serez surpris du nombre
considérable de références et de vignettes qui
attestent les emprunts faits à la céramique.
{A suivre.) Edmond Pottier.
N° 144
serpentines et divines », joue un rôle prédomi-
nant. Rarement le grand trait droit, rigide,
apparaît dans la structure des personnages ou
de leurs vêtements. Revenez alors aux vases
grecs et vous constaterez que, non seulement
dans les tableaux primitifs où la rigidité du trait
s'explique par la raideur de l'archaïsme et par
l'emploi du burin, mais dans les plus beaux
exemplaires à figures rouges et dans les délicates
esquisses des lécythes blancs, la ligne droite,
les longs traits d'une seule volée, lancés d'un
coup de pinceau admirablement ferme et sûr,
sont un tour de force où se joue l'habileté des
artistes athéniens. Quand ces traits se multi-
plient et se pressent les uns contre les autres
pour rendre les plis tombants d'une draperie,
c'est un plaisir exquis que de voir avec quelle
adresse le dessinateur a observé le parallélisme
des lignes, sans un repentir, sans une bavure
maladroite, maître de la pointe de son pinceau
comme un géomètre moderne l'est de son tire-
ligne appuyé contre une règle.
Sans doute, l'agencement du costume antique,
les chutes amples et sculpturales des draperies,
si différentes des plis et des froncements fac-
tices de nos costumes modernes, ont contribué
beaucoup à développer cet art de la ligne droite
et ont été un champ d'études toujours ouvert où
s'est affermie cette incomparable maîtrise. Mais
ce n'est pas là l'unique cause de cette pratique
qui apparaît aussi bien dans le modelé des
corps que dans l'exécution des draperies. Partout
où le profil d'un visage, la tension d'une jambe,
les doigts étendus d'une main ont permis de
donner essor à ce jeu du pinceau en ligne droite,
on voit que le peintre s'y est livré avec une pré-
dilection singulière.
Les origines de ce phénomène sont, en effet,
plus hautes et plus lointaines. Dès le début de
la céramique grecque, on voit poindre la lutte
entre les deux éléments primordiaux du dessin,
la ligne courbe et la ligne droite, et tour à tour
pendant des siècles ils se sont disputé la faveur
des artistes. Tout le système de décoration
mycénienne, tout l'art égéen, repose sur la pré-
dominance du curviligne; tout le système de
décoration géométrique, tout l'art dorien, repose
sur la prédominance du rectiligne (voy. salle A).
Le rectiligne est encore le maître incontesté de
l'art pictural au sixième siècle, pendant toute la
période des vases à figures noires. C'est seule-
ment la révolution amenée par la céramique à
figures rouges qui bat en brèche son autorité
tyrannique. Le cinquième siècle, le siècle de
Polygnote et de Phidias, a été, dans cette partie
du domaine artistique comme dans beaucoup
d'autres, un siècle de synthèse et de conciliation.
On a fait à la ligne courbe la part qui lui reve-
nait et, grâce à elle, on a assoupli et vivifié les
formes. Mais les Grecs ont conservé, comme un
précieux legs des âges antérieurs, ce culte de la
ligne droite qui est une des originalités de leur
art et qui se révèle dans beaucoup d'autres ma-
nifestations de leur génie. Voyez la sculpture
dorienne et péloponésienne, les Danseuses d'Her-
culanum avec leurs vêtements à profondes can-
nelures; voyez les fameuses Caryatides de
l'Érechthéion dont les formes droites sans rai-
deur se prêtent avec tant d'ingéniosité aux lignes
architecturales qu'elles supportent. Qu'on songe
surtout à ce qu'a été l'architecture essentielle-
ment rectiligne des Grecs, quels chefs-d'œuvre
de simples ouvriers ont su faire avec des,arêtes
de colonnes, et quelles combinaisons savanLcs
on a découvertes dans la construction du Par-
thénon, afin que l'œil fût charmé parla perspec-
tive de lignes absolument droites.
Cet accord parfait, cet équilibre établi entre
les contours ondulés et les lignes droites, c'est,
je crois, une des grandes trouvailles du dessin
grec; c'est ce qui lui donne une place à part
dans l'histoire de l'art. Je ne connais qu'un
peuple capable de rivaliser avec les Attiques à
cet égard, et cette qualité lui vaut à juste litre
l'admiration passionnée de beaucoup de nos
contemporains : je veux dire les Japonais, chez
qui l'on retrouve presque au même degré le
goût des belles lignes droites, lancées du bout
du pinceau comme une flèche rapide, le jeu
raffiné et presque abstrait des traits minutieu-
sement parallèles, unis aux souples inflexions
du curviligne.
Pour quelle raison un musée céramique bien
composé a-t-il besoin d'un nombre très consi-
dérable de spécimens? J'ai dit que le Louvre
contenait plus de six mille poteries. Dans ce
nombre n'y a-t-il pas des doubles à éliminer,
puis des produits inférieurs, qui font tort aux
pièces véritablement remarquables et artis-
tiques? La réponse est facile à faire.
Premièrement, il ny a pas de doubles. Deux
vases peuvent se ressembler de forme, être
même tout pareils, étant façonnés par la même
main. Mais on ne trouvera jamais deux images,
deux dessins identiques. On peut voir au Louvre,
dans la salle des Vases à figures rouges trouvés
en Ilalie (salle H), une paire de cratères sortis
du même atelier et fabriqués pour se faire pen-
dant, fait déjà très rare et anormal dans les habi-
tudes grecques. Mais ces deux vases, en appa-
rence si semblables et décorés tous deux du
même sujet dionysiaque, n'ont pas, en réalité,
deux traits mathématiquement semblables.
Jamais un Grec ne s'est servi d'un poncif ou n'a
reporté exactement, à l'aide de la règle et du
compas, un sujet pris sur un autre vase. Il a pu
s'en inspirer librement, traiter le même sujet;
mais la copie, entendue au sens servile et mo-
derne du mot, est absolument étrangère à l'es-
prit antique. Cette considération seule éclaire
d'un jour bien vif les conditions dans lesquelles
s'exerçait l'industrie des Grecs et atteste chez la
masse du peuple un sens arlistique, une indé-
pendance que nous voudrions bien inculquer à
nos artisans contemporains. A cet égard, la mul-
tiplicité des exemplaires est une démonstration
indispensable. On y trouve des gaucheries, des
négligences, même des fautes et des laideurs;
on n'y rencontre pas de répétitions mécaniques.
Premier point très important à établir dans
l'histoire de l'art antique, comparé à l'art mo-
derne.
Dans l'ornementation seule, que de choses
intéressantes et précieuses pour des yeux qui
savent voir! Que de services rendraient à notre
art industriel, si l'on savait en user, ces combi-
naisons gracieuses de lignes et de végétaux, ces
guirlandes de fleurs épanouies et de boutons,
ces entrelacs, ces palmetles et ces rinceaux qui
soulignent ou entourent de leurs capricieuses
volutes les compositions elles-mêmes et leur
forment comme une couronne fleurie! Quel
moyen plus pratique et plus simple de rajeunir
les formes décoratives dont les corniches, les
tentures et les plafonds de nos habitations sont
pleins et qui tombent si facilement dans une
banale uniformité?
Ajoutons que ce support, ce cadre, qui est la
poterie, est par lui-même fort important, et qu'il
fait partie intégrante de l'œuvre d'art. Les dé-
dains actuels à ce sujet auraient beaucoup
étonné les Grecs qui attachaient autant d'impor-
tance au façonnage du vase qu'à la manière de
le décorer. Nous connaissons beaucoup de signa-
tures d'artistes où le potier lui-même se nomme
à côté du peintre. Nous avons même des poteries
signées qui ne portent aucun sujet peint; par
conséquent, aux yeux de l'auteur, tout le mérite
était dans l'élégance de la forme, dans la réus-
site de la cuisson, dans l'éclat du vernis. Plût au
ciel que les céramistes contemporains eussent
apprécié le prix que les Grecs attachaient à la
technique des formes, qu'ils eussent compris
l'enseignement pratique contenu dans les vi-
trines du Louvre! Nous n'aurions pas le déplai-
sir de voir s'ôlaler dans nos plus belles manu-
factures, sous le nom de vases antiques, les
copies abâtardies des formes déjà lourdes qu'ont
produites les fabriques italioles à l'époque de
la décadence. Une amphore de Nicosthènes
(salle F), une coupe d'Euphronios (salle G)
j offrent à l'œil d'un amateur des régals tout aussi
délicats qu'un beau grès flamand ou un flambé
japonais. Comme l'histoire du dessin, l'histoire
\ des formes est encore à écrire et serait digne de
tenter la plume d'un homme qui saurait voir et
< comprendre. La plupart des grands musées
d'Allemagne et d'Angleterre ont fondé tout leur
classement de vases antiques sur la différence
des formes et ont ainsi démontré les transfor-
mations continuelles qu'elles subissaient à tra-
vers les âges. Second point à établir pour
l'utilité des spécimens céramiques, même quand
ils sont privés de tout décor.
On sera donc amené, si l'on veut être juste, à
concéder à un musée le droit de rassembler des
spécimens de formes, comme des spécimens de
dessins, et par là le nombre des objets à expo-
ser s'accroît considérablement. Mais, dira-t-on,
n'y aurait-il pas encore, après cela, bon nombre
de poteries qui, n'ayant à se réclamer d'aucune
de ces qualités, ni du dessin, ni de la forme,
pourraient sans préjudice être écartées? Ici les
raisons à faire valoir sont multiples.
En effet, je n'ai pas encore touché à tout un
ordre de travaux qui, sorti de la céramographie,
a déjà produit un bagage considérable de livres.
Comme les tableaux, comme les estampes mo-
dernes, les peintures de vases grecs ne sont pas
seulement des œuvres d'art, mais aussi des docu-
ments historiques. Là où l'intérêt esthétique s'ar-
rête, la science du passé persiste à faire valoir
ses droits. Plus d'un dessin mal venu, négligé,
de piteuse apparence, arrêtera longuement le
savant qui y découvre un renseignement nou-
veau sur le costume, sur les mœurs, sur la
mythologie; plus d'une poterie, toute semblable
d'aspect à une marmite de l'usage le plus com-
mun, recèle sur ses flancs quelque inscription
grecque ou étrusque qui vients'ajouter au recueil
des textes anciens soigneusement classés dans
les Corpus. Un grand musée, qui veut être un
champ d'étude ouvert à tous, doit naturellement
se préoccuper de cette face importante de la
question, et c'est pourquoi l'on met parfois en
bonne place des objets que le public trouve laids.
Pour n'en citer qu'un exemple, je signalerai,
dans la salle D, une collection de grandes et de
petites amphores, ornées de quelques cercles
bruns et tout à fait dépourvues de charme
eslhétique. Que de gens, en passant devant elles,
se sont demandé pourquoi le Louvre faisait tant
d'honneur à des pots si vulgaires? Mais les
. savants qui s'occupent d'épigraphie sont moins
dédaigneux, car de ces poteries, les unes portent
| des inscriptions en alphabet ionien remontant
i au moins au sixième siècle, les autres des ins-
| criplions en caractères étrusques. Or l'épigra-
| phie ionienne de cette époque n'est connue que
par de fort rares exemplaires ; la langue étrusque
est encore indéchiffrable et exerce depuis plus
d'un siècle la sagacité des chercheurs. Voilà des
circonslances qui transforment ces humbles
pots en documents scientifiques importants, et
leur place est bien dans un musée, à portée des
travailleurs.
Ceux qui par profession ont l'habitude de
feuilleter les ouvrages relatifs à l'antiquité savent
tout ce qu'on a tiré depuis vingt ou trente ans
des vases peints, quelle mine inépuisable ils ont
été pour les historiens de la vie antique. Prenez
la série déjà nombreuse des manuels allemands,
les Bilderatlas de Mùller-Wieseler, Overbeck,
Schreiber, Engelmann; prenez les Denkmœler
actuellement terminés de Baumeisler ou le Dic-
tionnaire des Antiquités, en cours de publica-
tion, de M. Saglio ; vous serez surpris du nombre
considérable de références et de vignettes qui
attestent les emprunts faits à la céramique.
{A suivre.) Edmond Pottier.