L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré (9.1876)

8 Octobre 1876.
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L'ÉCLIPSÉ, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE

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L HOMME DU JOUR

ALPHONSE DAUDET

Les talents, comme les hommes, passent par deux
périodes: la jeunesse et l'âge mûr. La jeunesse lit-
téraire d'Alphonse Daudet a été marquée par des
œuvres exquises, des croquis fouillés, des fantai-
sies charmantes : les Lettres de mon moulin, le Chaperon
rouge, les Amoureuses, la Dernière Idole, l'Œillet blanc,
les Absents, les
Contes du lundi.
Ce frais et riant
bagage avait
une saveur
telle, un par-
fum si original
que beaucoup
de gens s'y sont
trompés et ont
pu croire un
moment que le
jeune écrivain
avait du pre-
mier coup trou-
vé sa manière
définitive et at-
teint l'apogée
de son talent.

Juges à cour-
te vue, ils ont
pris des pages
d'album pour
des tableaux,
des croquis et
des notes pour
une œuvre com-
plète. Ils n'ont
pas compris
qu'ils étaient
en présence
d'un maître fait
pour des desti-
nées plus hau-
tes, d'un maî-
tre patient qui
cachait,sous ses
brillants essais,

l'âpre travail d'observation et de recherches néces-
saires cà la préparation des grands et beaux
livres.

Et pourtant la lecture du Petit Chose et des Aventu-
res de Tartarin de Tarascon aurait déjà pu les éclai-
rer sur l'avenir de l'écrivain et du romancier.

La vérité est que pendant cette première période,
déjà si glorieuse, le poète a seulement vécu. Il est
presque aussi difficile de savoir vivre que de savoir
lire. Vivre, dans le sens élevé que nous lui don-
nons, c'est vivre les yeux ouverts, c'est voir, c'est
prendre la nature sur le fait, étudier les hommes,
s'étudier soi-même, rechercher le pourquoi des pen-
sées et des actes, apprendre son métier, approfon-
dir sa connaissance de la langue, arriver à ce
choix du mot, à cette perfection de style, sans la-
quelle le livre le mieux pensé ne peut jamais être

qu'un document, le bien de Molière que tous les
Molière futurs auront le droit de prendre. Alphonse
Daudet, malgré des traverses assez rudes, des nuits
sans chandelle et des hivers sans feu, fut heureuse-
ment bien servi par les circonstances. Introduit
dans les coulisses du monde politique et du monde
mondain, placé dans un beau poste d'observation, il
put apprendre Paris à fond avec ses surfaces et ses
dessous, ses vertus, ses passions et ses vices.
Gomme le peintre qui fait la chasse aux motifs dans
les bois, il a pris bien des croquis alors. Son album,

à lui, est un ca-
hier de notes.
Mais Paris n'est
pas tout. Il ne
suffit pas de sa-
voir la vie fac-
tice de la ville.
Il faut, pour pé-
nétrer le cœur
humain, pour-
suivre l'homme
dans tous les
milieux. C'est
ce que fit Al-
phonse Daudet.
Il voyagea. Il
parcourut la
Provence, la
Corse, la Sar-
daigne, l'Algé-
rie, l'Allema-
gne. Il vit des
civilisés et des
sauvages, des
Italiens et des
Kabyles.

Quand il eut
noirci vingt ca-
hiers de notes,
de traits de ca-
ractère surpris
sur le vif, le
poète sentit que
son talent était
mûr, et il abor-
da avec des for-
ces réelles sa
seconde ma-
nière. Il avait toujours pensé que la réalité était
préférable à la fiction. Il ne renonça pas à la fantai-
sie, mais il sut la mêler à la vérité. De là les œuvres
fortes et sincères qui ont déjà fait de lui le premier
romancier de notre époque.

Fromont jeune et Risler aine, ce livre qui est une
page de la vie, ouvrit les yeux à ceux qui n'avaient
vu dans Daudet qu'un ciseleur délicat de bijoux fins.
Pour quelques-uns ce fut une surprise ; pour beau-
coup la réalisation d'une espérance ; pour tous une
joie. Un prix à l'Académie, vingt éditions du livre
n'ont pas épuisé le succès de Fromont, qui, après
avoir enrichi le libraire, l'ait la fortune du Vaude-
ville.

Quel sera le lendemain de Fromont? se deman-
daient encore les sceptiques littéraires. Le lende-
main fut Jack, l'histoire vécue d'un ouvrier, amère