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VIE DES FORMES
bien des oscillations : ces fautes, ces retours en arrière, ces
ratés entament le parcours de la courbe, mais sans la dévier
de son sens, et même ils le confirment. Les sculpteurs qui
voient en peintres, les peintres qui voient en sculpteurs
n’apportent pas seulement des exemples au principe des
interférences, ils prouvent la force de la vocation par la
manière même dont elle résiste, étant contrariée. Dans
certains cas, la vocation connaît sa matière ou la pressent,
elle la voit, mais elle ne la possède pas encore. C’est que la
technique n’est pas un tout-fait, elle a besoin d’être vécue, il
faut qu’elle travaille sur elle-même. La jeunesse de Pira-
nèse nous offre un remarquable exemple de cette prévision
impatiente qui a hâte de savoir et qui voudrait devancer
l’expérience. Elève chez un bon graveur, froid et habile,
le Sicilien Giuseppe Vasi, Piranèse demandait vainement
à son maître le secret de la « véritable » eau-forte, et comme
l’autre, dans la limite de ses moyens, était incapable de le
lui révéler, on dit que l’apprenti en conçut la plus violente
colère. Nous avons un illustre témoignage de ce débat
entre une vocation fougueuse et une matière qui n’est
pas encore pleinement inventée : les premiers états des
Prisons. Leur ossature est déjà bien puissante, mais ils
restent à la surface du cuivre. Ils n’ont pas encore saisi et
défini leur substance propre. On croit voir la pointe tour-
billonner en tous sens, avec une précipitation fiévreuse, sans
réussir à mordre la matière et la pénétrer d’elle. Elle jette
avec grandeur les linéaments de ces constructions colossales
qui ne possèdent pas encore leur poids et leur nuit. Vingt ans
plus tard, l’artiste y revient, les reprend, y déverse les
ombres, on dirait qu’il les creuse, non dans l’airain de ses
planches, mais dans le rocher d’un monde souterrain. Alors
la possession est totale, absolue, et l’on peut mesurer l’écart.
La vie des formes dans l’esprit n’est donc pas un aspect
formel de la vie de l’esprit. Elles tendent à se réaliser, elles
se réalisent en effet, elles créent un monde qui agit et réagit.
L’artiste contemple son œuvre avec d’autres yeux que
nous, qui devons nous efforcer de lui ressembler — de
VIE DES FORMES
bien des oscillations : ces fautes, ces retours en arrière, ces
ratés entament le parcours de la courbe, mais sans la dévier
de son sens, et même ils le confirment. Les sculpteurs qui
voient en peintres, les peintres qui voient en sculpteurs
n’apportent pas seulement des exemples au principe des
interférences, ils prouvent la force de la vocation par la
manière même dont elle résiste, étant contrariée. Dans
certains cas, la vocation connaît sa matière ou la pressent,
elle la voit, mais elle ne la possède pas encore. C’est que la
technique n’est pas un tout-fait, elle a besoin d’être vécue, il
faut qu’elle travaille sur elle-même. La jeunesse de Pira-
nèse nous offre un remarquable exemple de cette prévision
impatiente qui a hâte de savoir et qui voudrait devancer
l’expérience. Elève chez un bon graveur, froid et habile,
le Sicilien Giuseppe Vasi, Piranèse demandait vainement
à son maître le secret de la « véritable » eau-forte, et comme
l’autre, dans la limite de ses moyens, était incapable de le
lui révéler, on dit que l’apprenti en conçut la plus violente
colère. Nous avons un illustre témoignage de ce débat
entre une vocation fougueuse et une matière qui n’est
pas encore pleinement inventée : les premiers états des
Prisons. Leur ossature est déjà bien puissante, mais ils
restent à la surface du cuivre. Ils n’ont pas encore saisi et
défini leur substance propre. On croit voir la pointe tour-
billonner en tous sens, avec une précipitation fiévreuse, sans
réussir à mordre la matière et la pénétrer d’elle. Elle jette
avec grandeur les linéaments de ces constructions colossales
qui ne possèdent pas encore leur poids et leur nuit. Vingt ans
plus tard, l’artiste y revient, les reprend, y déverse les
ombres, on dirait qu’il les creuse, non dans l’airain de ses
planches, mais dans le rocher d’un monde souterrain. Alors
la possession est totale, absolue, et l’on peut mesurer l’écart.
La vie des formes dans l’esprit n’est donc pas un aspect
formel de la vie de l’esprit. Elles tendent à se réaliser, elles
se réalisent en effet, elles créent un monde qui agit et réagit.
L’artiste contemple son œuvre avec d’autres yeux que
nous, qui devons nous efforcer de lui ressembler — de