Son plus grand plaisir était en effet de copier les gravures du
Magasin, auquel son père, percepteur des contributions à Bey-
sur-Seille, en Lorraine, était abonné. Il délaissait les billes et la
toupie pour revenir sans cesse à ses chères livraisons illustrées. Il
y a tant de belles choses dans ce capharnaum artistique et
littéraire : des combats de chevaliers, des armures, des rois,
couronne en tête et globe en main, des reines, étincelantes sous
le diadème, des seigneurs, fièrement campés par Van-Dick, des
vierges de Raphaël et des flamandes de Rubens. Cette variété
étonnante de sujets et de compositions transportait son imagi-
nation dans les pays féériques de l’histoire et de la chimère.
Quand on est possédé par l’oiseau bleu, il y a des choses vul-
gaires pour lesquelles on éprouve peu de sympathie; le collège, le
professeur, la grammaire latine avec son affreux cortège de supins
en m et de gérondifs en do, sont du nombre. La grammaire grec-
que en est aussi. En revanche comme on travaille au cours de
dessin, où l’on retrouve dans les modèles quelque chose du rêve
poursuivi. La géométrie attire aussi par son côté linéaire. La
chimie, la physique, l’histoire naturelle sont également des
sciences avec lesquelles on se plaît et on se familiarise parce
qu’elles permettent de dessiner dans les marges • du cahier de
belles machines électriques, des dodécaèdres compliqués, ou des
animaux et des végétaux de toute sorte.
Ces dégoûts et ces préférences, Feyen-Perrin les eût à un haut
degré. Généralement mal placé dans les compositions latines ou
grecques, il était toujours premier en dessin et obtenait de bonnes
notes de son professeur de sciences.
Malgré ces compensations, l’enfant fut bien heureux quand son
père le rappela près de lui et le prit pour secrétaire. Il partagea dès
lors son temps entre la comptabilité de la perception et le dessin.
Il n’est pas démontré que le partage ait été bien égal. Il est si
agréable de charbonner sur les murs, et si aride de faire des
additions.
Cela durait depuis quelque temps, quand l’inspecteur des
finances vint, un beau jour, à la perception de Bey-sur-Seille.
Cet inspecteur était un homme d’esprit et de goût. Il trouva les
comptes un peu embrouillés et les dessins orignaux. Ce fut lui
qui décida le percepteur à laisser suivre à son fils la carrière
artistique.
Feyen-Perrin alla à Nancy. Il y passa quatre années à dessiner,
d’après la bosse, d’abord au Musée de la ville, puis dans l’atelier
de son frère, élève de Paul Delaroche. Là, il n’avait que six
modèles à sa disposition; mais il les multipliait en les exposant
sous toutes les faces, avec les raccourcis les plus extravagants. Il
les suspendait au plafond, il les couchait, il les penchait. Exercice
peu varié, mais très-profitable.
Quand le jeune artiste eut vingt ans il vint à Paris et se fit
recevoir à l’Ëcole des Beaux-Arts. Une circonstance vint l’en
arracher au moment où il entrait en loge pour le concours du
prix de Rome. On lui proposa de faire le rideau du Théâtre des.
Italiens.
Peindre une toile de douze mètres carrés, grouper de nom-
breux personnages, avoir une œuvre de cette importance dans la
salle Ventadour, c’était une occasion trop belle pour qu’on la.
laissât échapper.
Feyen-Perrin se mit à la tâche, sans même s’inquiéter de la
solvabilité du directeur qui faisait la commande. Il accomplit le
tour d’audace et de force que l’on sait. Il fit enfin le rideau du
Théâtre des Italiens, qui, malgré les repeints et les badigeon-
nages de quelques barbouilleurs, est encore un des plus beaux du
monde. Quand la toile fut installée et que le jeune artiste voulut
se faire payer; on lui offrit. . . trois cents francs. Il plaida et
gagna son procès, si l’on peut appeler un gain la somme de quatre
cents francs qui lui fut allouée par le tribunal. Cela ne faisait pas.
même un franc par jour de travail.
Ce début était peu encourageant. L’artiste continua cependant
à faire de la peinture d’histoire ; faire du grand art, composer de
grandes pages que les particuliers plus économes encore de la
place que de leur argent n’achètent jamais, faire preuve d’un
sublime entêtement, voilà la route aride que Feyen-Perrin avait
choisie et dans laquelle il persévéra pendant neuf ans.
Deux mentions honorables et une médaille récompensèrent
ces efforts; mais l’artiste aurait pu longtemps encore composer des
tableaux d’histoire, qui dénotaient de hautes inspirations, sans
asseoir complètement sa réputation, sans conquérir le public, sans
arriver enfin à la vogue, qui met du jour au lendemain un homme
en évidence, un artiste en pleine célébrité.
On a vu au début de cette notice, comment il trouva son chemin
de Damas à Cancale, et comment sa première paysannerie, la Van-
neuse, le mit tout à coup hors de ligne.
Tous les tableaux qu’il a faits depuis ont été remarqués au
Salon, nous citerons p rmi les meilleurs : La Ronde des Étoiles, les
Femmes de Vile de Bat^, V Enfance du Mousse, la Mélancolie, les Can-
calaises a la source, les Vanneuses de Cancale, la Rosée. Il en est un,
encore, qui mérite une mention toute spéciale. C’est le Printemps
de 1S72. Une jeune Lorraine parcourt tristement un champ de
bataille, ensanglanté la veille, et tout souriant aujourd’hui sous
la floraison nouvelle. L’artiste lorrain a mis toute son âme dans
cette élégie patriotique, dont nous n’avons pas besoin de rappeler
le succès.
Aujourd’hui, Feyen Perrin a ses trois médailles ; et les curieux
qui visitent le Musée du Luxembourg, peuvent y voir un tableau
représentant Le Retour de la pêche aux huîtres, qui est son œuvre.
Son exposition de cette année ne peut qu’augmenter sa réputa-
tion. Les deux grands tableaux qu’il a envoyés au Salon, sont dans
des genres différents, des œuvres complètes. L’un a pour titre les
Cancalaises. Il a été inspiré par ces vers d’Armand Silvestre :
Les hommes sont partis ; sur le bord de la mer,
Jusqu’à l’heure où viendront s’y pencher les étoiles
Les femmes resteront : Leurs doigts tissent les toiles ;
Mais leur rêve, tantôt charmant, tantôt amer,
Suit dans l’azur profond l’aile blanche des voiles.
Mais ce que cette strophe ne dit pas, c’est l’art avec lequel ce