sur le cräne, les larmes de cire d'un gros lampion place au-dessus de
lui ! Ces gouttes finirent par former sur sa tete une sorte de petite
eminence en forme de cliapeau de clown qu'il garda jusqu'au moment
oü le lampion prit feu. On persuada Rousseau que c'etait l'apotheose
finale. Alors Rousseau, qui avait apporte son violon, commenga de
jouer un petit morceau.
Soiree pittoresque, s'il en fut ! Deux ou trois couples americains
echoues lä faisaient effort pour ne rien perdre de leur gravite. Les
hommes en vetements sombres, les femmes en claires toilettes du soir,
semblaient un peu en representation au milieu de nous. Les femmes
des peintres etaient en petites robes simples mais toujours originales :
Madame Agero, l'air d'une pensionnaire, en sarrau noir ; son mari
insouciant, qui croyait etre lä et qui semblait absent ; les Pichod, les
Fornerod, Andre Salmon et Cremnitz qui ä la fin de la soiree simu-
lerent une attaque de delirium tremens en mächant du savon qu'ils
faisaient mousser autour de leurs levres, ce qui epouvantait les
Americaines ; Jacques Vaillant, Max Jacob, Apollinaire, Leo et Ger-
trude Stein, d'autres encore. Apres diner, presque tout Montmartre
defila dans l'atelier, mais beaucoup, ne pouvant y sejourner, se con-
solerent en raflant les petits fours et autres victuailles qui se trou-
vaient ä leur portee. J'ai vu quelqu'un qui en remplissait copieuse-
ment ses poches malgre mes regards fixes sur lui.
Rousseau avait chante sa chanson favorite :
Aie, aie, aie, que j'ai mal aux dents...
Mais il ne put l'achever et finit par s'endormir ; doucement il ron-
flait. Quelquefois il se reveillait brusquement et simulait un interet
marque pour ce qui se passait autour de lui, mais il ne resistait pas
longtemps et sa tete retombait sur son epaule. Il etait charmant de
faiblesse, de naivete, de touchante vanite. Il conserva longtemps le
souvenir emu de cette reception, que le brave homme prit de bonne
foi pour un hommage rendu ä son genie.
11 avait envoye ä ce sujet une jolie lettre ä Picasso pour le remercier.
Ce fut quelque temps apres que Rousseau, deux fois veuf, se fian^a
pour la troisieme fois. Il avait des demeles d'amour-propre avec son
futur beau-pere qui le trouvait trop vieux pour sa fille. Notez que
celle-ci avait cinquante-neuf ans! Rousseau devait en avoir un peu
plus de soixante-six. Quant au beau-pere, il en avait quatre-vingt-trois.
Ce qui desolait Rousseau, c'est que la fiancee ne voulait pas passer
outre aux volontes de son pere. Il en etait tout triste :
On peut encore aimer ä mon äge sans etre ridicule. Ce n'est plus le
meme amour que pour vous, les jeunes, mais doit-on se resigner ä
vivre seul parce que l'on est vieux? Rentrer tristement dans un
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lui ! Ces gouttes finirent par former sur sa tete une sorte de petite
eminence en forme de cliapeau de clown qu'il garda jusqu'au moment
oü le lampion prit feu. On persuada Rousseau que c'etait l'apotheose
finale. Alors Rousseau, qui avait apporte son violon, commenga de
jouer un petit morceau.
Soiree pittoresque, s'il en fut ! Deux ou trois couples americains
echoues lä faisaient effort pour ne rien perdre de leur gravite. Les
hommes en vetements sombres, les femmes en claires toilettes du soir,
semblaient un peu en representation au milieu de nous. Les femmes
des peintres etaient en petites robes simples mais toujours originales :
Madame Agero, l'air d'une pensionnaire, en sarrau noir ; son mari
insouciant, qui croyait etre lä et qui semblait absent ; les Pichod, les
Fornerod, Andre Salmon et Cremnitz qui ä la fin de la soiree simu-
lerent une attaque de delirium tremens en mächant du savon qu'ils
faisaient mousser autour de leurs levres, ce qui epouvantait les
Americaines ; Jacques Vaillant, Max Jacob, Apollinaire, Leo et Ger-
trude Stein, d'autres encore. Apres diner, presque tout Montmartre
defila dans l'atelier, mais beaucoup, ne pouvant y sejourner, se con-
solerent en raflant les petits fours et autres victuailles qui se trou-
vaient ä leur portee. J'ai vu quelqu'un qui en remplissait copieuse-
ment ses poches malgre mes regards fixes sur lui.
Rousseau avait chante sa chanson favorite :
Aie, aie, aie, que j'ai mal aux dents...
Mais il ne put l'achever et finit par s'endormir ; doucement il ron-
flait. Quelquefois il se reveillait brusquement et simulait un interet
marque pour ce qui se passait autour de lui, mais il ne resistait pas
longtemps et sa tete retombait sur son epaule. Il etait charmant de
faiblesse, de naivete, de touchante vanite. Il conserva longtemps le
souvenir emu de cette reception, que le brave homme prit de bonne
foi pour un hommage rendu ä son genie.
11 avait envoye ä ce sujet une jolie lettre ä Picasso pour le remercier.
Ce fut quelque temps apres que Rousseau, deux fois veuf, se fian^a
pour la troisieme fois. Il avait des demeles d'amour-propre avec son
futur beau-pere qui le trouvait trop vieux pour sa fille. Notez que
celle-ci avait cinquante-neuf ans! Rousseau devait en avoir un peu
plus de soixante-six. Quant au beau-pere, il en avait quatre-vingt-trois.
Ce qui desolait Rousseau, c'est que la fiancee ne voulait pas passer
outre aux volontes de son pere. Il en etait tout triste :
On peut encore aimer ä mon äge sans etre ridicule. Ce n'est plus le
meme amour que pour vous, les jeunes, mais doit-on se resigner ä
vivre seul parce que l'on est vieux? Rentrer tristement dans un
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