Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art (3. Pér. 3.1890)

GAZETTE DES BEAUX-ARTS.

que, parmi les grands princes qui régnèrent sur Byzance, bien peu méritaient mieux
que le héros de ce livre les honneurs d’un travail aussi considérable et d’une aussi
belle publication.

Si l’on devait mesurer au nombre des années l’importance d’un règne, le
gouvernement du Basileus Nicéphore Phocas tiendrait peu de place dans l’histoire :
il s’est assis six ans à peine sur le trône de Constantin; et quand bien même à
cette souveraineté de si courte durée on ajouterait, à l’exemple de M. Schlum-
berger, le règne plus court encore de l’empereur Romain II, déjà tout plein de la
gloire de Phocas, c’est l’histoire de dix années seulement que nous offre ce beau
volume de près de 800 pages. Mais ces dix années comptent parmi les plus glo-
rieuses de l’histoire byzantine, et l’homme qui les remplit tout entières de son
nom est un des souverains les plus illustres, un des généraux les plus admirables,
un des personnages les plus curieux qui se rencontrent à Byzance. C’est une ori-
ginale et singulière figure que ce dur et sévère homme de guerre, d’une merveil-
leuse bravoure, d’un génie militaire incomparable, qui passa à la tète des légions
byzantines sa vie presque entière, et, malgré les rigueurs de son impitoyable jus-
tice, sut se faire adorer de ses soldats qui occupaient presque uniquement sa
pensée; nature pleine de contrastes qui, à la passion de la guerre, joignait les
ardeurs d’une ascétique piété, et faisait succéder au mystique amour du cloître
l’ambition plus réaliste du trône et la romanesque folie d'une passion insensée
pour l’impératrice Théophano : comme général, l’un des meilleurs, des plus
célèbres, des plus constamment victorieux parmi les héros des guerres byzantines;
comme prince, l’un des plus soucieux de la gloire et des intérêts de l’empire, l’un
des plus heureux dans la poursuite sans cesse renouvelée de ce rêve de domina-
tion universelle qui hanta tous les empereurs byzantins. Depuis les lointains ex-
ploits des généraux de Justinien, les guerres de Nicéphore Phocas sont la page la
plus belle de l’histoire militaire de l’empire d’Orient. Sous la main de ce prince
énergique, une résurrection véritable rend à Byzance une auréole de gloire; et la
Crète, Chypre, la Cilicie reconquises sur les Arabes, la puissance des émirs Ham-
danides brisée en mille pièces, Tarse, Alep, Antioche de nouveau incorporées à
l’empire, les légions byzantines reconstituées poussant jusqu’à l’Euphrate et aux
frontières de la Palestine, la guerre sainte contre l’infidèle poursuivie sans repos
et sans trêve, disent assez l’activité infatigable et les glorieux succès de Nicéphore.
Administrateur intelligent et énergique, il sut, dans son gouvernement, se montrer
homme d’État; et pour conjurer les dangers qu’attirait sur l’empire le développe-
ment chaque jour croissant de la vie monastique, il ne craignit pas de sacrifier à
des réformes nécessaires les scrupules de sa piété et jusqu’aux intérêts de sa popu-
larité. Ajoutez cette fin cruelle et tragique qui, par une froide nuit de décembre, lit
tomber traîtreusement l’empereur sous les coups des assassins, et vous sentirez que
dans ce court espace de dix années rien ne manque à la gloire du règne ni à
l’intérêt dramatique des événements.

N’eût-il fait revivre que cette curieuse figure, qui mieux que toute autre résume
le type de ces étranges empereurs, moitié rois et moitié papes, n’eùt-il fait que
prouver par un éclatant exemple l’énergique vigueur de cet empire byzantin que
1 on se figure si volontiers épuisé et sans forces, M. Schlumberger aurait rendu un
signalé service à tous ceux qu’intéressent les choses de Byzance. Mais ce livre
donne bien plus que ne promet le titre. Autour de cet empereur du x“ siècle se