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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de l’amour que ce qui ne laisse pas de blessures dans le cœur; épuiser
chaque jour l’opulence de la veille, à force d’être sûr de l’opulence du
lendemain; puis, après soixante ans d’honneurs et de triomphes,
s’éteindre doucement en écoutant la lecture de quelques belles pages
employées par le génie d’un poète à célébrer celui d’un statuaire...
voilà qui s’appelle être heureux! »
C’est en ces termes que Charles Blanc commence l’étude qu’il a
consacrée à Thomas Lawrence dans Y Histoire des Peintres, étude dont
il a eu le tort d’emprunter tous les éléments biographiques aux
anecdotes plus ou moins fantaisistes de Feuillet de Conches. Mais à
supposer même que les faits qu’il énumère suffisent en général pour
constituer l’idéal du bonheur, et à supposer même qu’ils fussent
exacts, quelque chose aura pourtant manqué, toujours au bonheur de
Lawrence. Cet homme, qui avait excité à cinq ans « une admiration
tendre et passionnée », a eu depuis, jusqu’au bout, comme la vague
appréhension de n’être pas un peintre de génie. Les femmes et les
souverains le préféraient à tous ses confrères; mais leurs faveurs ne
parvenaient pas à lui faire oublier que, aux yeux dequelques délicats,
son art était superficiel, incomplet, hors de toute comparaison avec
l’art de ses compatriotes Reynolds, Gainsborough et Hoppner. C’est là
un supplice qu’il ne fut pas seul à connaître : lorsque la vogue
n’achève pas du premier coup d’enivrer un artiste, il est rare qu’elle
ne lui laisse pas un mélange d’amertume et de mélancolie. Mais le
pis est que la nuance de dédain qu’il sentait sous les éloges des
connaisseurs, Lawrence était volontiers enclin à l’éprouver lui-même
pour son art. C’était un homme d’une intelligence très haute, amant
passionné des maîtres. La pénétrante finesse de son sens critique, qui
lui avait permis de réunir dans son atelier une collection de chefs-
d’œuvre, l’a toujours empêché par ailleurs d’avoir une trop haute
opinion de son propre talent. Il n’avait pas en lui-même l’impertur-
bable confiance de son contemporain Turner, qui se croyait, de bonne
foi, le plus admirable des peintres de tous les temps. Et j’imagine que
souvent, dans son atelier, la vue d’un Van Dyck ou d’un Véronèse a
dû suggérer de tristes comparaisons à cet homme « si parfaitement
heureux », qui, à tous les moments de sa vie, se jurait de renoncer
désormais aux tentations de la mode; qui, d’année en année, se faisait
l’illusion d’être enfin sur le bon chemin, et reconnaissait ensuite
avec désespoir que le but rêvé s’éloignait indéfiniment.
Après sa mort, le destin de son œuvre fut encore plus triste. Les
critiques ont continué à trouver ses portraits charmants, mais à les
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de l’amour que ce qui ne laisse pas de blessures dans le cœur; épuiser
chaque jour l’opulence de la veille, à force d’être sûr de l’opulence du
lendemain; puis, après soixante ans d’honneurs et de triomphes,
s’éteindre doucement en écoutant la lecture de quelques belles pages
employées par le génie d’un poète à célébrer celui d’un statuaire...
voilà qui s’appelle être heureux! »
C’est en ces termes que Charles Blanc commence l’étude qu’il a
consacrée à Thomas Lawrence dans Y Histoire des Peintres, étude dont
il a eu le tort d’emprunter tous les éléments biographiques aux
anecdotes plus ou moins fantaisistes de Feuillet de Conches. Mais à
supposer même que les faits qu’il énumère suffisent en général pour
constituer l’idéal du bonheur, et à supposer même qu’ils fussent
exacts, quelque chose aura pourtant manqué, toujours au bonheur de
Lawrence. Cet homme, qui avait excité à cinq ans « une admiration
tendre et passionnée », a eu depuis, jusqu’au bout, comme la vague
appréhension de n’être pas un peintre de génie. Les femmes et les
souverains le préféraient à tous ses confrères; mais leurs faveurs ne
parvenaient pas à lui faire oublier que, aux yeux dequelques délicats,
son art était superficiel, incomplet, hors de toute comparaison avec
l’art de ses compatriotes Reynolds, Gainsborough et Hoppner. C’est là
un supplice qu’il ne fut pas seul à connaître : lorsque la vogue
n’achève pas du premier coup d’enivrer un artiste, il est rare qu’elle
ne lui laisse pas un mélange d’amertume et de mélancolie. Mais le
pis est que la nuance de dédain qu’il sentait sous les éloges des
connaisseurs, Lawrence était volontiers enclin à l’éprouver lui-même
pour son art. C’était un homme d’une intelligence très haute, amant
passionné des maîtres. La pénétrante finesse de son sens critique, qui
lui avait permis de réunir dans son atelier une collection de chefs-
d’œuvre, l’a toujours empêché par ailleurs d’avoir une trop haute
opinion de son propre talent. Il n’avait pas en lui-même l’impertur-
bable confiance de son contemporain Turner, qui se croyait, de bonne
foi, le plus admirable des peintres de tous les temps. Et j’imagine que
souvent, dans son atelier, la vue d’un Van Dyck ou d’un Véronèse a
dû suggérer de tristes comparaisons à cet homme « si parfaitement
heureux », qui, à tous les moments de sa vie, se jurait de renoncer
désormais aux tentations de la mode; qui, d’année en année, se faisait
l’illusion d’être enfin sur le bon chemin, et reconnaissait ensuite
avec désespoir que le but rêvé s’éloignait indéfiniment.
Après sa mort, le destin de son œuvre fut encore plus triste. Les
critiques ont continué à trouver ses portraits charmants, mais à les