LES SALONS DE 1891.
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suivi son imagination : elle a conservé d'incroyables routines, elle
est restée « vieux jeu » au dernier chef, de sorte queSaurel, mal vu
des nouveaux à cause de ce qu’il fait et des anciens à cause de ce
qu’il dit, passe au jugement de tous pour un raté. Hélas! il l’est, il
sait qu’il l’est, il a renoncé à ses belles ambitions, quoiqu’il travaille
toujours beaucoup, par habitude. Mais il s’est résigné à son impuis-
sance, et sans aucune aigreur. « Il était écrit que je ne serais pas un
Rembrandt ! » dit-il avec un sourire un peu triste, quand nous
causons des années d’autrefois. Et dans ses jours de bonne humeur
il ajoute : « Je n’ai pas pu être un grand artiste, et ça me chagrine;
mais je le sais : ça prouve que je ne suis pas un imbécile, et ça me
console!... » Il est en effet très clairvoyant, il sait beaucoup de
choses, il comprend tout, et ces dispositions l’ont rendu fort indul-
gent. C’est encore lui qui a trouvé cet aphorisme : « La bienveillance
est une qualité d’esprit ». Aussi s’applique-t-il à chercher le bien là
même où autrefois il ne voyait que le mal : j’ai été stupéfait de
l’entendre, au cours d’une de nos promenades, parler de M. Bougue-
reau ; il m’a presque persuadé qu’il y avait « tout de même quelque
chose » dans l’Amour mouillé. Je ne saurais pas répéter quoi, par
exemple; mais pendant que Saurel m’expliquait cela, je me disais
qu’il devait avoir raison. — Lorsque je lui eus expliqué le service
que j’attendais de lui, Saurel se récria :
— Que je reconnais bien là votre outrecuidance, à vous autres
hommes de lettres! me dit-il. Vous ne doutez de rien, ou plutôt,
vous doutez de tout pour acquérir le droit de ne pas douter de vous-
mêmes. Yous vous figurez que, parce que vous savez mettre du noir sur
du blanc, tout vous est possible, tout vous est permis. Yous ne pensez
pas que de braves peintres ont passé des années sur un tableau, que
de braves sculpteurs se sont épuisés et ruinés sur un bloc de marbre ;
et, quoique vous n’y connaissiez rien, vous les jugez solennellement
du haut de votre importance; et le public accepte vos jugements...
— Je reconnais aussi, lui répondis-je sur le même ton, votre mala-
dive susceptibilité, à vous autres artistes ! Yous vous faites une idée
énorme de la lettre moulée. Yous êtes si convaincus de votre talent,
que vous ne pouvez souffrir qu’on le discute : tout ce que nous disons
vous semble injurieux, et, même quand nous vous comblons d’éloges,
nous ne pouvons jamais les mettre au diapason suraigu qu’il vous
faudrait.
— Nous vous demandons seulement d’êti’e sincères...
— ... Mais nous le sommes...
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suivi son imagination : elle a conservé d'incroyables routines, elle
est restée « vieux jeu » au dernier chef, de sorte queSaurel, mal vu
des nouveaux à cause de ce qu’il fait et des anciens à cause de ce
qu’il dit, passe au jugement de tous pour un raté. Hélas! il l’est, il
sait qu’il l’est, il a renoncé à ses belles ambitions, quoiqu’il travaille
toujours beaucoup, par habitude. Mais il s’est résigné à son impuis-
sance, et sans aucune aigreur. « Il était écrit que je ne serais pas un
Rembrandt ! » dit-il avec un sourire un peu triste, quand nous
causons des années d’autrefois. Et dans ses jours de bonne humeur
il ajoute : « Je n’ai pas pu être un grand artiste, et ça me chagrine;
mais je le sais : ça prouve que je ne suis pas un imbécile, et ça me
console!... » Il est en effet très clairvoyant, il sait beaucoup de
choses, il comprend tout, et ces dispositions l’ont rendu fort indul-
gent. C’est encore lui qui a trouvé cet aphorisme : « La bienveillance
est une qualité d’esprit ». Aussi s’applique-t-il à chercher le bien là
même où autrefois il ne voyait que le mal : j’ai été stupéfait de
l’entendre, au cours d’une de nos promenades, parler de M. Bougue-
reau ; il m’a presque persuadé qu’il y avait « tout de même quelque
chose » dans l’Amour mouillé. Je ne saurais pas répéter quoi, par
exemple; mais pendant que Saurel m’expliquait cela, je me disais
qu’il devait avoir raison. — Lorsque je lui eus expliqué le service
que j’attendais de lui, Saurel se récria :
— Que je reconnais bien là votre outrecuidance, à vous autres
hommes de lettres! me dit-il. Vous ne doutez de rien, ou plutôt,
vous doutez de tout pour acquérir le droit de ne pas douter de vous-
mêmes. Yous vous figurez que, parce que vous savez mettre du noir sur
du blanc, tout vous est possible, tout vous est permis. Yous ne pensez
pas que de braves peintres ont passé des années sur un tableau, que
de braves sculpteurs se sont épuisés et ruinés sur un bloc de marbre ;
et, quoique vous n’y connaissiez rien, vous les jugez solennellement
du haut de votre importance; et le public accepte vos jugements...
— Je reconnais aussi, lui répondis-je sur le même ton, votre mala-
dive susceptibilité, à vous autres artistes ! Yous vous faites une idée
énorme de la lettre moulée. Yous êtes si convaincus de votre talent,
que vous ne pouvez souffrir qu’on le discute : tout ce que nous disons
vous semble injurieux, et, même quand nous vous comblons d’éloges,
nous ne pouvons jamais les mettre au diapason suraigu qu’il vous
faudrait.
— Nous vous demandons seulement d’êti’e sincères...
— ... Mais nous le sommes...