GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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celle de la fanfare de Siegfried avec la mélodie de l’Or du Rhin ! Les thèmes nou-
veaux, quoique, en général, moins spontanés que les anciens, ont aussi leur valeur
propre, et quelques-uns sont d’une puissance d’expression dramatique incompa-
rable, tels ceux de l’angoisse des Dieux, du serment sur la Lance, de l’épouvante
des Mannen et de Gunther lui-même devant le meurtre de Siegfried, — mais on
dirait que le musicien, devenu absolument maître de son procédé, en use par
virtuosité pure et il y a telle scène où le motif de Hagen se répète et s’impose à
l’oreille avec une obsession fatigante.
« Quand il fit Gœttcrdæmmerung, a écrit M. II .-A. Chamberlain dans la Revue
wagnérienne, Wagner avait écrit et entendu Tristan et les Maîtres-Chanteurs; il
était dans la plénitude de sa puissance d'orchestration et l’on peut affirmer que
Wagner n’a jamais été plus grandiose que dans Gœtterdæmmerung. » Il n’y a
pas un musicien qui contredise à ce jugement, car cet ouvrage plonge l’auditeur
dans un océan d’harmonie dont rien ne peut donner une idée.
Mais ce n’est pas seulement la maîtrise à laquelle Wagner est parvenu dans
l’emploi musical et la fusion symphonique des leitmotive qu’il faut admirer, c’est
l’art merveilleux avec lequel il leur fait suggérer l’émotion dramatique par le
rôle évocateur, symbolique et prophétique qu’il leur assigne. « Élément sympho-
nique dramatisé », suivant l’heureuse expression de M. PaulDukas1, le leitmotiv
devient ainsi l’interprète le plus sûr de la pensée de l’auteur; il la rappelle,
l’éclaire, la précise et la complète. Je vais en donner un exemple connu de tous :
on a reproché à l’affabulation de la Walkyrie de faire dévier l’intérêt scénique à
partir du second acte, de le transporter du couple humain (Siegmund et Sieglinde),
aux personnages divins (Wotan et Brunnhilde). Cette critique, très juste s’il s’agis-
sait d’un drame ordinaire, tombe à faux en ce qui concerne le drame musical.
En effet, si Wotan ne paraît pas dans le premier acte, sa présence est attestée
par sa volonté, ordonnatrice des faits qui s’y accomplissent, évoquée mystérieu-
sement à chaque instant à l’orchestre par le thème du Walhall. De même, les
thèmes de l’Anneau, de la Malédiction d’Alberich, de la Fin des Dieux, font pré-
voir les malheurs attachés à la possession de l’emblème maudit, avertissent les
personnages de la perte à laquelle ils courent. Des exemples de prophéties confiées
au leitmotiv, on en trouvera dans l’Or du Rhin : la fanfare de l’Épée, quand Wotan
brandit le glaive, symbolisant la pensée que développeront les journées suivantes ;
dans la Walküre, au troisième acte, la fanfare héroïque de Siegfried, qui accom-
pagne l’anuonciation faite par Brunnhilde à Sieglinde du fils qui naîtra d’elle.
Celles-là sont fort connues, mais il en est une dont la prédiction est tout à fait
indépendante du texte : dans Siegfried, lorsqu’à plusieurs reprises, Mime essaie
vainement d’enseigner la peur à son élève, le thème du Sommeil de Brunnhilde
paraissant à l’orchestre indique qu’à l’approche seule de la vierge endormie, le
héros connaîtra la crainte. Cela est délicieux comme invention poétique.
Il n’y a qu’un malheur, c’est que la compréhension de toutes les intentions
de l’auteur, qu’elles soient philosophiques ou dramatiques, exprimées par le
poème ou par la musique, exige une initiation préalable, infiniment captivante,
il est vrai, pour les personnes qui ont eu le loisir de s’y livrer, de se préparer par
1. Voir les intéressants articles de M. Dukas sur Y Anneau du Niebelung à Londres,
dans la Revue hebdomadaire des 16, 23, 30 juillet et 6 août 1892.
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celle de la fanfare de Siegfried avec la mélodie de l’Or du Rhin ! Les thèmes nou-
veaux, quoique, en général, moins spontanés que les anciens, ont aussi leur valeur
propre, et quelques-uns sont d’une puissance d’expression dramatique incompa-
rable, tels ceux de l’angoisse des Dieux, du serment sur la Lance, de l’épouvante
des Mannen et de Gunther lui-même devant le meurtre de Siegfried, — mais on
dirait que le musicien, devenu absolument maître de son procédé, en use par
virtuosité pure et il y a telle scène où le motif de Hagen se répète et s’impose à
l’oreille avec une obsession fatigante.
« Quand il fit Gœttcrdæmmerung, a écrit M. II .-A. Chamberlain dans la Revue
wagnérienne, Wagner avait écrit et entendu Tristan et les Maîtres-Chanteurs; il
était dans la plénitude de sa puissance d'orchestration et l’on peut affirmer que
Wagner n’a jamais été plus grandiose que dans Gœtterdæmmerung. » Il n’y a
pas un musicien qui contredise à ce jugement, car cet ouvrage plonge l’auditeur
dans un océan d’harmonie dont rien ne peut donner une idée.
Mais ce n’est pas seulement la maîtrise à laquelle Wagner est parvenu dans
l’emploi musical et la fusion symphonique des leitmotive qu’il faut admirer, c’est
l’art merveilleux avec lequel il leur fait suggérer l’émotion dramatique par le
rôle évocateur, symbolique et prophétique qu’il leur assigne. « Élément sympho-
nique dramatisé », suivant l’heureuse expression de M. PaulDukas1, le leitmotiv
devient ainsi l’interprète le plus sûr de la pensée de l’auteur; il la rappelle,
l’éclaire, la précise et la complète. Je vais en donner un exemple connu de tous :
on a reproché à l’affabulation de la Walkyrie de faire dévier l’intérêt scénique à
partir du second acte, de le transporter du couple humain (Siegmund et Sieglinde),
aux personnages divins (Wotan et Brunnhilde). Cette critique, très juste s’il s’agis-
sait d’un drame ordinaire, tombe à faux en ce qui concerne le drame musical.
En effet, si Wotan ne paraît pas dans le premier acte, sa présence est attestée
par sa volonté, ordonnatrice des faits qui s’y accomplissent, évoquée mystérieu-
sement à chaque instant à l’orchestre par le thème du Walhall. De même, les
thèmes de l’Anneau, de la Malédiction d’Alberich, de la Fin des Dieux, font pré-
voir les malheurs attachés à la possession de l’emblème maudit, avertissent les
personnages de la perte à laquelle ils courent. Des exemples de prophéties confiées
au leitmotiv, on en trouvera dans l’Or du Rhin : la fanfare de l’Épée, quand Wotan
brandit le glaive, symbolisant la pensée que développeront les journées suivantes ;
dans la Walküre, au troisième acte, la fanfare héroïque de Siegfried, qui accom-
pagne l’anuonciation faite par Brunnhilde à Sieglinde du fils qui naîtra d’elle.
Celles-là sont fort connues, mais il en est une dont la prédiction est tout à fait
indépendante du texte : dans Siegfried, lorsqu’à plusieurs reprises, Mime essaie
vainement d’enseigner la peur à son élève, le thème du Sommeil de Brunnhilde
paraissant à l’orchestre indique qu’à l’approche seule de la vierge endormie, le
héros connaîtra la crainte. Cela est délicieux comme invention poétique.
Il n’y a qu’un malheur, c’est que la compréhension de toutes les intentions
de l’auteur, qu’elles soient philosophiques ou dramatiques, exprimées par le
poème ou par la musique, exige une initiation préalable, infiniment captivante,
il est vrai, pour les personnes qui ont eu le loisir de s’y livrer, de se préparer par
1. Voir les intéressants articles de M. Dukas sur Y Anneau du Niebelung à Londres,
dans la Revue hebdomadaire des 16, 23, 30 juillet et 6 août 1892.