GIOVANNI SEGANTINI
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Est-ce que je pensais? je n’en sais rien; mais je sentais profondé-
ment; je souffrais, mais je ne connaissais pas la douleur. » A enten-
dre par hasard des commères raconter les aventures d’un individu
parti à pied de Milan pour la France, l’imagination du gamin
s’éveille. L’idée de s’enfuir le travaille; il connaît le chemin; son
père, sur la piazza Castello, ne lui a-t-il pas dit souvent : « Par là
entrèrent victorieuses les troupes françaises et piémontaises ; Napo-
léon Ier a fait construire cet arc et cette route ; la route à travers les
montagnes conduit en France »? Fes séductions de cet « à travers les
montagnes » le décidèrent.
Si bien qu’un beau jour l’équipée a lieu. À peine sa sœur partie,
le voilà sur la piazza Castello; il passe l’arc de triomphe et entame
la route : « Je me rappelle que c’était une journée chaude, suffo-
cante; mais celte pleine lumière,, ce soleil radieux, ces champs, ces
arbres me donnaient une ivresse de joie qui me soulevait comme si
j’avais des ailes; pourtant, lorsque mes pensées retournaient invo-
lontairement au palier d’où je regardais la cour par la fenêtre et à
ma sœurette, mon petit cœur se seniait comme pincé par le remords.
Mais je cheminais, je cheminais toujours, grignotant mon pain et
m’arrêtant seulement pour boire chaque fois que je voyais un ruis-
seau ou une fontaine; je traversai des villages quelconques, je crois
de peu d’importance, car je n’en ai retenu aucune particularité no-
table. » Voilà que tombe une nuit de plomb : l’enfant marche encore,
avec l’espérance de trouver quelque masure où passer la nuit;
l’obscurité se fait si profonde que c’est à peine s’il voit son chemin,,
et de gros nuages s’amoncellent, et les petites jambes n’en peuvent
plus de fatigue, et l’épuisement survient : l’enfant se laisse choir sur
la route, près d’un gros tronc d’arbre.
Il se réveille sous une averse, au milieu de la nuit, transi et ruis-
selant d’eau, comme si on l’avait retiré d’un fossé ; il peut à peine
tenir les yeux ouverts, ébloui par la lumière d’une lanterne qu’on
lui promène sur la figure. Un homme âgé et un jeune homme se
concertent et le questionnent ; bref, le gamin raconte son histoire ;
les deux paysans le déposent sur leur char et l’emmènent chez eux.
Fà, le petit Giovanni se réchauffe, mange à satiété et se repose. Le
lendemain, il déclare que si on le ramène à Milan il se sauvera de
nouveau. Mais les femmes, avec cet amour attendri qu’elles ont
toutes en Italie pour n’importe quel enfant, intercèdent : il est
maigre à faire peur, le pauvre orphelin; il a besoin de soleil; elles
ne sont pourtant pas riches, mais on lui trouvera une occupation, de
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Est-ce que je pensais? je n’en sais rien; mais je sentais profondé-
ment; je souffrais, mais je ne connaissais pas la douleur. » A enten-
dre par hasard des commères raconter les aventures d’un individu
parti à pied de Milan pour la France, l’imagination du gamin
s’éveille. L’idée de s’enfuir le travaille; il connaît le chemin; son
père, sur la piazza Castello, ne lui a-t-il pas dit souvent : « Par là
entrèrent victorieuses les troupes françaises et piémontaises ; Napo-
léon Ier a fait construire cet arc et cette route ; la route à travers les
montagnes conduit en France »? Fes séductions de cet « à travers les
montagnes » le décidèrent.
Si bien qu’un beau jour l’équipée a lieu. À peine sa sœur partie,
le voilà sur la piazza Castello; il passe l’arc de triomphe et entame
la route : « Je me rappelle que c’était une journée chaude, suffo-
cante; mais celte pleine lumière,, ce soleil radieux, ces champs, ces
arbres me donnaient une ivresse de joie qui me soulevait comme si
j’avais des ailes; pourtant, lorsque mes pensées retournaient invo-
lontairement au palier d’où je regardais la cour par la fenêtre et à
ma sœurette, mon petit cœur se seniait comme pincé par le remords.
Mais je cheminais, je cheminais toujours, grignotant mon pain et
m’arrêtant seulement pour boire chaque fois que je voyais un ruis-
seau ou une fontaine; je traversai des villages quelconques, je crois
de peu d’importance, car je n’en ai retenu aucune particularité no-
table. » Voilà que tombe une nuit de plomb : l’enfant marche encore,
avec l’espérance de trouver quelque masure où passer la nuit;
l’obscurité se fait si profonde que c’est à peine s’il voit son chemin,,
et de gros nuages s’amoncellent, et les petites jambes n’en peuvent
plus de fatigue, et l’épuisement survient : l’enfant se laisse choir sur
la route, près d’un gros tronc d’arbre.
Il se réveille sous une averse, au milieu de la nuit, transi et ruis-
selant d’eau, comme si on l’avait retiré d’un fossé ; il peut à peine
tenir les yeux ouverts, ébloui par la lumière d’une lanterne qu’on
lui promène sur la figure. Un homme âgé et un jeune homme se
concertent et le questionnent ; bref, le gamin raconte son histoire ;
les deux paysans le déposent sur leur char et l’emmènent chez eux.
Fà, le petit Giovanni se réchauffe, mange à satiété et se repose. Le
lendemain, il déclare que si on le ramène à Milan il se sauvera de
nouveau. Mais les femmes, avec cet amour attendri qu’elles ont
toutes en Italie pour n’importe quel enfant, intercèdent : il est
maigre à faire peur, le pauvre orphelin; il a besoin de soleil; elles
ne sont pourtant pas riches, mais on lui trouvera une occupation, de