LES SALONS DE 1898
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garde pas. La sculpture est la gloire de notre école : c’est un « cliché »
consacré, il s’en contente et se garderait d’y toucher. Il y a chose
jugée. N’est-il point lui-même complice? N’encourage-t-il pas, par
son inconstance, son appétit de nouveauté, son besoin d’exagération,
toute cette exaltation maladive de la statuaire? On a perdu le sens
du goût, de l’équilibre, de la modération ; on ne sait plus trouver
l'altitude naturelle, le geste vrai, l'expression juste, le mot propre.
Tout dépasse la mesure, sort du sujet. Voyez, hélas! nos places pu-
bliques. Et, en même temps, on perd de vue les lois essentielles de
cet art, les conditions mêmes du métier. On ne tient plus compte
des nécessités de la matière ; marbre, bronze, pierre, bois, tout se
traduit de la même façon, sans qu’on se dise que leur substance ne
permet pas le même travail, que leur surface ne se présente pas de la
même façon à la lumière. Puis toutes ces figures turbulentes se grou-
pent mal, en des silhouettcsdéchiquetées ; et toute cette gesticulation
dégage tellement les membres des corps qu’on est effrayé à la pen-
sée de ce qui en resterait au moindre tremblement de terre. Que
fût-il demeuré, grands dieux! du monde antique, après les secousses
qu’il a subies, les invasions qui l'ont dévasté, les cataclysmes qui
l’ont anéanti, si son art avait été constitué d’une manière si anor-
male ! La Vénus de Milo y aurait laissé autre chose que ses bras.
Il y a donc, dans notre école de sculpture, d’une part, une élite
composée de maîtres de premier ordre, qui ont justifié sa réputation
et consacré le préjugé favorable du public, et, d’autre part, une suite
d’artistes, dignes, très souvent, du plus réel intérêt, courageux, labo-
rieux, pleins de talent —• un talent qu’on admire, hélas ! et qui
navre aussi, tant il est parfois mal employé— mais qui hésitent, qui
tâtonnent, qui bégaient, retenus, d’un côté, par le passé dont ils ne
peuvent s’affranchir, tentés, d’un autre, par le désir de trouver des
formes neuves, des expressions pins vives, provoqués par la litté-
rature, débauchés par la peinture, sollicités par la vie moderne qui
leur offre des thèmes nouveaux à développer avec les éléments usés
d’autrefois.
Cette incohérence des idées, ce tumulte et ce dévergondage des
formes ne sont donc pas imputables seulement aux artistes. Sans
doute, s’ils avaient plus de culture — et je n’entends point par là le
fait de lire des livres, pour y puiser un prétexte pins ou moins
ingénieux à rebaptiser de vieux sujets rebattus, —- mais plus de
réflexion, une imagination enrichie par des observations clair-
voyantes, une mémoire mieux garnie, plus de logique et de méthode
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garde pas. La sculpture est la gloire de notre école : c’est un « cliché »
consacré, il s’en contente et se garderait d’y toucher. Il y a chose
jugée. N’est-il point lui-même complice? N’encourage-t-il pas, par
son inconstance, son appétit de nouveauté, son besoin d’exagération,
toute cette exaltation maladive de la statuaire? On a perdu le sens
du goût, de l’équilibre, de la modération ; on ne sait plus trouver
l'altitude naturelle, le geste vrai, l'expression juste, le mot propre.
Tout dépasse la mesure, sort du sujet. Voyez, hélas! nos places pu-
bliques. Et, en même temps, on perd de vue les lois essentielles de
cet art, les conditions mêmes du métier. On ne tient plus compte
des nécessités de la matière ; marbre, bronze, pierre, bois, tout se
traduit de la même façon, sans qu’on se dise que leur substance ne
permet pas le même travail, que leur surface ne se présente pas de la
même façon à la lumière. Puis toutes ces figures turbulentes se grou-
pent mal, en des silhouettcsdéchiquetées ; et toute cette gesticulation
dégage tellement les membres des corps qu’on est effrayé à la pen-
sée de ce qui en resterait au moindre tremblement de terre. Que
fût-il demeuré, grands dieux! du monde antique, après les secousses
qu’il a subies, les invasions qui l'ont dévasté, les cataclysmes qui
l’ont anéanti, si son art avait été constitué d’une manière si anor-
male ! La Vénus de Milo y aurait laissé autre chose que ses bras.
Il y a donc, dans notre école de sculpture, d’une part, une élite
composée de maîtres de premier ordre, qui ont justifié sa réputation
et consacré le préjugé favorable du public, et, d’autre part, une suite
d’artistes, dignes, très souvent, du plus réel intérêt, courageux, labo-
rieux, pleins de talent —• un talent qu’on admire, hélas ! et qui
navre aussi, tant il est parfois mal employé— mais qui hésitent, qui
tâtonnent, qui bégaient, retenus, d’un côté, par le passé dont ils ne
peuvent s’affranchir, tentés, d’un autre, par le désir de trouver des
formes neuves, des expressions pins vives, provoqués par la litté-
rature, débauchés par la peinture, sollicités par la vie moderne qui
leur offre des thèmes nouveaux à développer avec les éléments usés
d’autrefois.
Cette incohérence des idées, ce tumulte et ce dévergondage des
formes ne sont donc pas imputables seulement aux artistes. Sans
doute, s’ils avaient plus de culture — et je n’entends point par là le
fait de lire des livres, pour y puiser un prétexte pins ou moins
ingénieux à rebaptiser de vieux sujets rebattus, —- mais plus de
réflexion, une imagination enrichie par des observations clair-
voyantes, une mémoire mieux garnie, plus de logique et de méthode