192
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
rapproché de celui d’Ingres lui-même, et tous les deux ensemble
viennent confirmer l’action décisive de la période de préparation qui
s’écoula à Toulouse sur le talent si puissamment original de l’artiste.
On en avait si peu parlé jusqu'ici qu’il était nécessaire d’insister sur
ce point, comme aussi sur les six années suivantes, qui parachèvent
l’instruction du jeune Montalbanais, et au bout desquelles il se révèle
si complètement maître et novateur, au milieu de l’atonie générale
provoquée par le despotisme de Louis David.
A la fin de 1796, Ingres se mit en route pour Paris avec le fils
de son maître préféré, Joseph Roques. Celui-ci racontait que les
deux jeunes gens, par économie, allaient à pied, et à diverses
reprises les journaux de Toulouse ont répété que, l’un ayant emporté
sa flûte et l’autre son violon, ils donnèrent plusieurs fois de petites
soirées musicales dans les villes qu’ils traversaient, aux fins de se
payer de bons festins réparateurs sans toucher à leur trop modeste
bourse. L’authenticité de ces anecdotes n’a pu être directement con-
trôlée, mais on doit l’admettre en toute confiance; quand elles
furent publiées, il subsistait encore un assez grand nombre d’amis
de Roques et d’Ingres : aucun ne protesta, et l’on sait assez cepen-
dant combien il en faut peu pour blesser la susceptibilité provin-
ciale, dans le Midi surtout. Le jeune Montalbanais, d’ailleurs, avait
déjà la réputation d’être un excellent musicien, et, dès son arrivée
dans la capitale du Languedoc, il avait régulièrement tiré parti de
son violon pour vivre. Entre tant de choses qu’on a contestées à
Ingres, son talent musical n’a pas été oublié et lui a valu bien des
plaisanteries ; il serait intéressant de rapprocher de ces diatribes les
jugements diamétralement opposés de musiciens véritables, parmi
lesquels on peut nommer Baillot et Fanny Mendel.
IV
ün sait ce qu’était l’atelier de Louis David quand Ingres eut
enfin le bonheur — ce sont ses propres expressions — d’y être
admis : un bruyant cénacle de médiocrités turbulentes et enthou-
siastes, soixante jeunes gens peut-être, de toutes les nations, de
toutes les professions, de toutes les opinions et de toutes les croyan-
ces, voués à un culte unique, celui de leur maître, et ne reconnais-
sant qu’une seule autorité après lui, celle d’un pauvre hère de
massier débonnaire et peu intelligent. Le maître d’ailleurs était
véritablement un grand artiste, un de ces réformateurs complets qui
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
rapproché de celui d’Ingres lui-même, et tous les deux ensemble
viennent confirmer l’action décisive de la période de préparation qui
s’écoula à Toulouse sur le talent si puissamment original de l’artiste.
On en avait si peu parlé jusqu'ici qu’il était nécessaire d’insister sur
ce point, comme aussi sur les six années suivantes, qui parachèvent
l’instruction du jeune Montalbanais, et au bout desquelles il se révèle
si complètement maître et novateur, au milieu de l’atonie générale
provoquée par le despotisme de Louis David.
A la fin de 1796, Ingres se mit en route pour Paris avec le fils
de son maître préféré, Joseph Roques. Celui-ci racontait que les
deux jeunes gens, par économie, allaient à pied, et à diverses
reprises les journaux de Toulouse ont répété que, l’un ayant emporté
sa flûte et l’autre son violon, ils donnèrent plusieurs fois de petites
soirées musicales dans les villes qu’ils traversaient, aux fins de se
payer de bons festins réparateurs sans toucher à leur trop modeste
bourse. L’authenticité de ces anecdotes n’a pu être directement con-
trôlée, mais on doit l’admettre en toute confiance; quand elles
furent publiées, il subsistait encore un assez grand nombre d’amis
de Roques et d’Ingres : aucun ne protesta, et l’on sait assez cepen-
dant combien il en faut peu pour blesser la susceptibilité provin-
ciale, dans le Midi surtout. Le jeune Montalbanais, d’ailleurs, avait
déjà la réputation d’être un excellent musicien, et, dès son arrivée
dans la capitale du Languedoc, il avait régulièrement tiré parti de
son violon pour vivre. Entre tant de choses qu’on a contestées à
Ingres, son talent musical n’a pas été oublié et lui a valu bien des
plaisanteries ; il serait intéressant de rapprocher de ces diatribes les
jugements diamétralement opposés de musiciens véritables, parmi
lesquels on peut nommer Baillot et Fanny Mendel.
IV
ün sait ce qu’était l’atelier de Louis David quand Ingres eut
enfin le bonheur — ce sont ses propres expressions — d’y être
admis : un bruyant cénacle de médiocrités turbulentes et enthou-
siastes, soixante jeunes gens peut-être, de toutes les nations, de
toutes les professions, de toutes les opinions et de toutes les croyan-
ces, voués à un culte unique, celui de leur maître, et ne reconnais-
sant qu’une seule autorité après lui, celle d’un pauvre hère de
massier débonnaire et peu intelligent. Le maître d’ailleurs était
véritablement un grand artiste, un de ces réformateurs complets qui