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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
exposés depuis dix ans. Mais observez surtout un des deux portraits :
c’est une dame drapée dans une robe flottante de satin noir, assise
dans un large fauteuil, sur les bras duquel retombent les deux
mains, et dans l’une des mains un livre à peine quitté, où le doigt
marque encore une page. La tête s’est redressée; nous l’apercevons
en profil perdu, rêveuse encore un peu, mais déjà souriante. Il semble
que quelqu’un soit venu interrompre la lecture et la méditation, et
que la liseuse, encore grave, détende ses lèvres déjà pour répondre.
Aucun meuble auprès, aucun détail qui vienne détourner l’attention ;
mais partout, tout autour, comme seul accompagnement à cette
douce et sereine image, une copieuse lumière qui circule, dorée,
mystérieuse et cordiale, qui fait reluire les cassures de la soie, caresse
la blancheur nacrée des belles mains, et s’épanouit en nimbe délicat
de poussière argentée sur le visage et sur la masse neigeuse d’une
belle chevelure blanche.
Telles sont les pensées qu’inspire cette peinture. La tête bien-
veillante et pensive, les mains habiles à modeler des œuvres déli-
cates, l’attitude, l’expression, tout cela forme un type harmonieux,
aperçu en un ensemble complet par l’artiste, au fond de cette région
cachée de notre esprit, qui est bien, pour chacun de nous, sem-
blable au Paradis de Pétrarque; là il l’a vue, cette image chère, pour
la dessiner ensuite à nos yeux.
IvL la vide, e la iilrasse...
Un des plus grands artistes de ce temps, Vincent d’indy, a ré-
cemment enseigné, ce qui est toute une philosophie des Beaux-Arts,
qu’un art, suivant un des sens primitifs du mot grec Te/vn, n’est
autre chose qu’un moyen. C’est tout l’opposé de la conception que
l’on a appelée : l’Art pour l’Art. Si d’Indy a raison, et si l’art est un
moyen, il doit servir à exprimer quelque chose. Il en résulte donc
que l’artiste doit avoir quelque chose à dire. Voilà qui soulève des
objections. Et Chardin? qu’avait-il à nous dire? Une vieille fontaine,
un escabeau, un mur, un balai dans un coin; cela lui suffisait, c’était
exquis. Il parlait de ces choses que l’on a coutume d’appeler « natures
mortes », mais qui vivent pourtant. Car rien n'est plus vivant que l’air,
la couleur et la lumière. Qui nous amène cependant en plus de pen-
sées que Chardin, et qui a plus de choses à nous dire? Pour un peu
on en pleurerait de tendresse. C’est que les choses qu’un artiste doit
nous dire sont choses de peintre, ou choses de sculpteur, ou de
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
exposés depuis dix ans. Mais observez surtout un des deux portraits :
c’est une dame drapée dans une robe flottante de satin noir, assise
dans un large fauteuil, sur les bras duquel retombent les deux
mains, et dans l’une des mains un livre à peine quitté, où le doigt
marque encore une page. La tête s’est redressée; nous l’apercevons
en profil perdu, rêveuse encore un peu, mais déjà souriante. Il semble
que quelqu’un soit venu interrompre la lecture et la méditation, et
que la liseuse, encore grave, détende ses lèvres déjà pour répondre.
Aucun meuble auprès, aucun détail qui vienne détourner l’attention ;
mais partout, tout autour, comme seul accompagnement à cette
douce et sereine image, une copieuse lumière qui circule, dorée,
mystérieuse et cordiale, qui fait reluire les cassures de la soie, caresse
la blancheur nacrée des belles mains, et s’épanouit en nimbe délicat
de poussière argentée sur le visage et sur la masse neigeuse d’une
belle chevelure blanche.
Telles sont les pensées qu’inspire cette peinture. La tête bien-
veillante et pensive, les mains habiles à modeler des œuvres déli-
cates, l’attitude, l’expression, tout cela forme un type harmonieux,
aperçu en un ensemble complet par l’artiste, au fond de cette région
cachée de notre esprit, qui est bien, pour chacun de nous, sem-
blable au Paradis de Pétrarque; là il l’a vue, cette image chère, pour
la dessiner ensuite à nos yeux.
IvL la vide, e la iilrasse...
Un des plus grands artistes de ce temps, Vincent d’indy, a ré-
cemment enseigné, ce qui est toute une philosophie des Beaux-Arts,
qu’un art, suivant un des sens primitifs du mot grec Te/vn, n’est
autre chose qu’un moyen. C’est tout l’opposé de la conception que
l’on a appelée : l’Art pour l’Art. Si d’Indy a raison, et si l’art est un
moyen, il doit servir à exprimer quelque chose. Il en résulte donc
que l’artiste doit avoir quelque chose à dire. Voilà qui soulève des
objections. Et Chardin? qu’avait-il à nous dire? Une vieille fontaine,
un escabeau, un mur, un balai dans un coin; cela lui suffisait, c’était
exquis. Il parlait de ces choses que l’on a coutume d’appeler « natures
mortes », mais qui vivent pourtant. Car rien n'est plus vivant que l’air,
la couleur et la lumière. Qui nous amène cependant en plus de pen-
sées que Chardin, et qui a plus de choses à nous dire? Pour un peu
on en pleurerait de tendresse. C’est que les choses qu’un artiste doit
nous dire sont choses de peintre, ou choses de sculpteur, ou de