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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
sans succès d’ailleurs, de leur imposer un uniforme, pour leur don-
ner un peu plus de prestige. Vincent, dans les charges qu’il lit de
la plupart de ses condisciples1, s’en prit surtout au sans-gêne de
leur tenue. En outre, nos Français, sortis souvent de familles très
modestes, ayant reçu peu d’éducation, habitués de bonne heure
au laisser aller de l’atelier, gardaient à Rome les habitudes de leur
jeunesse, et il est bien certain que la plupart ne brillaient pas par
l’élégance. Suvée, dont nous n’avons malheureusement la charge
que de dos, apparaît bien engoncé dans un habit mal taillé et trop
étroit, avec des jambes vulgaires, aux chevilles déformées. Il laisse
l’impression d’un homme lourd et épais, impression qui se retrouve
dans un crayon d’Ingres, fait à Rome trente ans plus tard2.
Du moins, ces jeunes gens avaient l’amour très vif de leur art et
Rome était alors faite pour les passionner. Elle était à la fois majes-
tueuse et pittoresque, vivante et mélancolique, pleine de souvenirs
et de spectacles. Les monuments antiques laissés à eux-mêmes, les
palais, les jardins se délabraient, mais leur charme était précisément
dans leur vétusté, dans leur abandon, dans leur solitude. Les élèves
de l’Ecole se promenaient et regardaient beaucoup; ils s’efforçaient
à copier gravement des tableaux ou des statues, mais ils prenaient
aussi tout ce qui passait sous leurs yeux : débris d’édifices,
colonnes isolées, bosquets, fontaines, coins de parcs, scènes popu-
laires, comme on le voit par les quelques cahiers de croquis conservés
d’eux. S’ils quittaient Rome, c’était surtout pour aller à Naples, où
ils retrouvaient, avec tous les souvenirs du passé, à Baies, à Pouz-
zoles, à Gapoue, autant qu’à Naples même, une nature toute
vibrante.
Or, quelques artistes, vers le milieu du xvme siècle, avaient
exprimé admirablement cette poésie particulière de Rome et de
l’Italie : Hubert Robert et Fragonard, dans son charme, dans sa grâce,
dans sa fantaisie; le graveur italien Piranesi, dans sa grandeur
et sa puissance un peu déclamatoire. A leur exemple, il se forma
toute une école de ruinistes, et c’est là un côté d’art italo-français
qui vaudrait d’être étudié. Suvée semble avoir suivi la mode; mais,
1. La plupart des originaux sont au musée Adger, à Montpellier. Voir Th. Ar-
nauldet, Estampes satiriques, boufonnes ou singulières, relatives à l’art et aux artistes
français pendant les xvue et xvm0 siècles (Gazette des Beaux-Arts, lre pér., t. nr,
p. 34 2).
2. Et où l’on croit voir un portrait de Suvée; mais un portrait gravé et le
buste de Roland, de 1788, donnent une physionomie un peu différente, ainsi
que le portrait de l’artiste par lui-même, qui est au musée moderne de Bruges.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
sans succès d’ailleurs, de leur imposer un uniforme, pour leur don-
ner un peu plus de prestige. Vincent, dans les charges qu’il lit de
la plupart de ses condisciples1, s’en prit surtout au sans-gêne de
leur tenue. En outre, nos Français, sortis souvent de familles très
modestes, ayant reçu peu d’éducation, habitués de bonne heure
au laisser aller de l’atelier, gardaient à Rome les habitudes de leur
jeunesse, et il est bien certain que la plupart ne brillaient pas par
l’élégance. Suvée, dont nous n’avons malheureusement la charge
que de dos, apparaît bien engoncé dans un habit mal taillé et trop
étroit, avec des jambes vulgaires, aux chevilles déformées. Il laisse
l’impression d’un homme lourd et épais, impression qui se retrouve
dans un crayon d’Ingres, fait à Rome trente ans plus tard2.
Du moins, ces jeunes gens avaient l’amour très vif de leur art et
Rome était alors faite pour les passionner. Elle était à la fois majes-
tueuse et pittoresque, vivante et mélancolique, pleine de souvenirs
et de spectacles. Les monuments antiques laissés à eux-mêmes, les
palais, les jardins se délabraient, mais leur charme était précisément
dans leur vétusté, dans leur abandon, dans leur solitude. Les élèves
de l’Ecole se promenaient et regardaient beaucoup; ils s’efforçaient
à copier gravement des tableaux ou des statues, mais ils prenaient
aussi tout ce qui passait sous leurs yeux : débris d’édifices,
colonnes isolées, bosquets, fontaines, coins de parcs, scènes popu-
laires, comme on le voit par les quelques cahiers de croquis conservés
d’eux. S’ils quittaient Rome, c’était surtout pour aller à Naples, où
ils retrouvaient, avec tous les souvenirs du passé, à Baies, à Pouz-
zoles, à Gapoue, autant qu’à Naples même, une nature toute
vibrante.
Or, quelques artistes, vers le milieu du xvme siècle, avaient
exprimé admirablement cette poésie particulière de Rome et de
l’Italie : Hubert Robert et Fragonard, dans son charme, dans sa grâce,
dans sa fantaisie; le graveur italien Piranesi, dans sa grandeur
et sa puissance un peu déclamatoire. A leur exemple, il se forma
toute une école de ruinistes, et c’est là un côté d’art italo-français
qui vaudrait d’être étudié. Suvée semble avoir suivi la mode; mais,
1. La plupart des originaux sont au musée Adger, à Montpellier. Voir Th. Ar-
nauldet, Estampes satiriques, boufonnes ou singulières, relatives à l’art et aux artistes
français pendant les xvue et xvm0 siècles (Gazette des Beaux-Arts, lre pér., t. nr,
p. 34 2).
2. Et où l’on croit voir un portrait de Suvée; mais un portrait gravé et le
buste de Roland, de 1788, donnent une physionomie un peu différente, ainsi
que le portrait de l’artiste par lui-même, qui est au musée moderne de Bruges.