N° 2
31 Janvier 1883.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M AD. SIRET.
MEMBRE DE LACADÉMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE : Beaux-arts : Les jeunes de l'Essor.
— Guillaume Geefs. — Notes sur quelques ta-
bleaux de Rubens. — Quatre portraits d'artistes.
— Dictionnaire des peintres, avis. — Chronique
générale.— Cabinet de la curiosité.— Annonces.
Beaux-Arts.
LES JEUNES DE L'ESSOR.
Mon cher Directeur,
Oh! oh! me suis-je dit, en me campant
entre les deux salles du palais des Beaux-
Arts d'où Y Essor a pris son vol, il y a de la
viande fraîche ici. Et comme l'ogre de Per
rault je tirai mon .. crayon pour de'couper
tout cela en tranches menues.Oui,il y a de la
chair fraîche ici; c'est jeune,c'est printannier,
c'est blond, c'est rose comme du veau à la ma-
melle, et je me reléchai les babines avec des
voluptés gargantualesques, non pas précisé-
ment que le veau soit mon mets de prédilec-
tion, mais parce qu'il faut bien s'avouer que,
de temps à autre, il est bon de laisser à l'of-
fice le roastbeef à la Rubens et l'entre-côte
issu de Jordaens. Va donc aujourd'hui pour
le -\eau; à plus tard son oncle, le bœuf.
Et me voilà face à face avec le Benedicite
de M. Léon Frédéric. Peste, mon jeune ami,
vous prenez vos galons d'or. Que vous vous
fournissiez à la boutique de M. Bastien Le-
page, peu m'importe. Le principal, c'est que
vous voilà parmi les gradés et que les épau-
lettes vous arriveront, voire la graine d'épi-
nards. En attendant, causons un brin, si
vous voulez; si vous ne le voulez pas, ce sera
tout de même, car vous savez, ceci n'est
qu'une formule vis-à-vis du public qui
m'écoute et vous regarde.
Votre groupe de travailleurs me plaît. Ils
ont la santé voulue, la vraie, la naturelle;
celle que nous rencontrons chez tous nos
artisans de la bêche ou de la truelle. Ce ne
sont point des fantômes passés au laminoir
d'une misère hyperbolique comme en faisait
ce pauvre Degroux né pour l'exagération et
qui la débitait en recettes pharmaceutiques
d'une lamentable venue, non; cet homme et
ces femmes peuvent bien, quand midi sonne,
ne pas savourer des ortolans à la braise,mais
finalement ils incorporent le chiffre voulu
de grammes farineux et de lard à l'heure du
réconfort. Vos têtes sont particulièrement
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS
ÉTRANGER : 12 FR.
bien modelées, le dessin en est juste, il y a
là des demi-teintes d'une finesse exquise, des
mouvements de corps souples et sentis;
l'homme de droite est une création qui carac-
térise votre sens physiognomonique, la femme
de gauche est une créature saine, fine de
peau, douce de cœur et d'intention, une
vraie femme quoi, qui produit et travaille à
la grâce de Dieu sans se demander pourquoi
tout ça et mille autres bêtises que les artistes
philosophes mettent si volontiers sur les
visages des pionniers de l'industrie qui n'ont
guère souci de ces choses. Ah, mon cher
artiste, que je vous sais gré d'avoir vu si bien,
si juste, si humainement, et surtout, d'avoir
mis dans ces physionomies accortes et habi-
tuées à leur sort, cette noblesse qui transsude
du travail comme le rayon part du soleil!
Seulement, ne peignez plus des pieds nus ou
alors faites les aussi bien que le reste. Et
puis, calculez vos distances et votre effet,
car ce fond de bâtiments et d'usines est bien
lourd pour le groupe du premier plan qui
est tout le tableau et semble glisser hors du
cadre. Je dois vous avouer aussi qu'il m'a
semblé,je suis presque certain de me tromper,
que votre groupe pourrait bien avoir été
photographié avant d'être peint. Ne prenez
pas ce que je dis, ô Léon, pour un repoussoir
à l'éloge qui précède. Je répète ici ce que
pense el dit le public. Après cela, vous en
ferez ce que vous voudrez, mais je suis tran-
quille, vous avez trop de talent pour être
entêté.
Oh ! l'entêtement!... que d'artistes lui doi-
vent d'avoir raté la gloire et la fortune. On
ne s'imaginerait jamais... Tenez, une petite
histoire à ce sujet, en passant.
J'ai connu un peintre, Evariste Bordier,
genre Stevens. C'était mon ami; à chacun
de ses tableaux je lui disais : tes personnages
sont trop courts. — Allons donc ! Consulte
Polyclète et mesure; sept têtes... — Laisse-
moi tranquille avec ton vieux géomètre
Regarde Le Sueur, ses figures longues sont
pleines d'élégance et de majesté; regardeVe-
ronèse, quelle ampleur dans ses proportions
dépassant un peu la nature ; regarde Israël
Sylvestre, regarde... — Regarde aussi les
gravures de mon tailleur.—Evariste, voyons,
depuis que tu peins combien as tu déjà vendu
de tableaux? — Aucun. Mais ce n'est pas
une raison ; je n'ai pas de veine. — Dis que
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s^-nicolas (Belgique).
tu es entêté. Trop courts! tes bonhommes.—
Cher bon, je t'admire et je t'aime, viens
fumer une pipe...
L'année dernière Evariste se mourait. Il
vint sur nos hauts plateaux chercher à pro-
longer une vie qui s'en allait à grandes
enjambées. Il s'était logé à la ferme de
Froide-bise, j'allais le voir. Il sourit en me
voyant et me fit asseoir près de son lit.—Dis
donc, cher bon, murmura-t-il avec la lente
précision d'un malade qui a peur de n'être
plus compris, j'ai vendu cette année quatre
tableaux, les premiers de ma vie... j'ai fait
comme Le Sueur... tu sais .. un peu tard. .
tu avais raison... trop courts!
Après quoi il mourut. O, mes jeunes amis,
pensez à Evariste Bordier.
Quant à vous, M. Ensor, vous êtes d'une
pétulance à nulle autre pareille. Vous sortez
des gonds à chaque instant, vous franchissez
les haies et les fossés, vous sautez franche-
ment et résolument, mais, à chaque effort,
quelque gracieux qu'il soit, vous faites une
culbute.
Votre Pouilleux indisposé se chauffant,
constitue une sorte de cauchemar peint qui
a plus de valeur que le lampiste. Dans ce...
malade qui se chauffe il y a comme une
grande promesse. Attendons, et que \aDame
sombre rentre tranquillement, dans le noir
dont vous n'auriez jamais dû la faire sortir.
Et puis, voyons, y a-t-il du bon sens à
essuyer votre brosse, enduite de noir, dans la
carcasse devinée d'une sorte delampiste ou d'un
campagnard les pieds fourrés dans de fantas-
tiques sabots ? Que sont ces sortes d'ombres
grotesques qui ressemblent à ces taches que
les écoliers font sur leurs cahiers de classe?
Je vous soupçonne de chercher à vous dé-
barrasser du dessin et du modelé comme
certains gens voudraient bien s'affranchir du
code pénal. Si vous persistez dans cette ma-
nière de voir, écoutez quelqu'un qui vous
reconnaît un talent primesautier et une
grande vigueur (parfois simulée par d'adroits
coups de truelle). Lancez-vous dans la pein-
ture des décors, celle que l'on juge à quinze,
à vingt ou quarante mètres et puis variez
votre palette, car, en toute vérité, jusqu'à
présent, vous ne broyez que du noir. Mon
Dieu ! ce que j'en dis, c'est pour vous plus
que pour moi, car qu'est-ce que cela peut me
faire si vous êtes impossible? Croyez-le bien,
31 Janvier 1883.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M AD. SIRET.
MEMBRE DE LACADÉMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE : Beaux-arts : Les jeunes de l'Essor.
— Guillaume Geefs. — Notes sur quelques ta-
bleaux de Rubens. — Quatre portraits d'artistes.
— Dictionnaire des peintres, avis. — Chronique
générale.— Cabinet de la curiosité.— Annonces.
Beaux-Arts.
LES JEUNES DE L'ESSOR.
Mon cher Directeur,
Oh! oh! me suis-je dit, en me campant
entre les deux salles du palais des Beaux-
Arts d'où Y Essor a pris son vol, il y a de la
viande fraîche ici. Et comme l'ogre de Per
rault je tirai mon .. crayon pour de'couper
tout cela en tranches menues.Oui,il y a de la
chair fraîche ici; c'est jeune,c'est printannier,
c'est blond, c'est rose comme du veau à la ma-
melle, et je me reléchai les babines avec des
voluptés gargantualesques, non pas précisé-
ment que le veau soit mon mets de prédilec-
tion, mais parce qu'il faut bien s'avouer que,
de temps à autre, il est bon de laisser à l'of-
fice le roastbeef à la Rubens et l'entre-côte
issu de Jordaens. Va donc aujourd'hui pour
le -\eau; à plus tard son oncle, le bœuf.
Et me voilà face à face avec le Benedicite
de M. Léon Frédéric. Peste, mon jeune ami,
vous prenez vos galons d'or. Que vous vous
fournissiez à la boutique de M. Bastien Le-
page, peu m'importe. Le principal, c'est que
vous voilà parmi les gradés et que les épau-
lettes vous arriveront, voire la graine d'épi-
nards. En attendant, causons un brin, si
vous voulez; si vous ne le voulez pas, ce sera
tout de même, car vous savez, ceci n'est
qu'une formule vis-à-vis du public qui
m'écoute et vous regarde.
Votre groupe de travailleurs me plaît. Ils
ont la santé voulue, la vraie, la naturelle;
celle que nous rencontrons chez tous nos
artisans de la bêche ou de la truelle. Ce ne
sont point des fantômes passés au laminoir
d'une misère hyperbolique comme en faisait
ce pauvre Degroux né pour l'exagération et
qui la débitait en recettes pharmaceutiques
d'une lamentable venue, non; cet homme et
ces femmes peuvent bien, quand midi sonne,
ne pas savourer des ortolans à la braise,mais
finalement ils incorporent le chiffre voulu
de grammes farineux et de lard à l'heure du
réconfort. Vos têtes sont particulièrement
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS
ÉTRANGER : 12 FR.
bien modelées, le dessin en est juste, il y a
là des demi-teintes d'une finesse exquise, des
mouvements de corps souples et sentis;
l'homme de droite est une création qui carac-
térise votre sens physiognomonique, la femme
de gauche est une créature saine, fine de
peau, douce de cœur et d'intention, une
vraie femme quoi, qui produit et travaille à
la grâce de Dieu sans se demander pourquoi
tout ça et mille autres bêtises que les artistes
philosophes mettent si volontiers sur les
visages des pionniers de l'industrie qui n'ont
guère souci de ces choses. Ah, mon cher
artiste, que je vous sais gré d'avoir vu si bien,
si juste, si humainement, et surtout, d'avoir
mis dans ces physionomies accortes et habi-
tuées à leur sort, cette noblesse qui transsude
du travail comme le rayon part du soleil!
Seulement, ne peignez plus des pieds nus ou
alors faites les aussi bien que le reste. Et
puis, calculez vos distances et votre effet,
car ce fond de bâtiments et d'usines est bien
lourd pour le groupe du premier plan qui
est tout le tableau et semble glisser hors du
cadre. Je dois vous avouer aussi qu'il m'a
semblé,je suis presque certain de me tromper,
que votre groupe pourrait bien avoir été
photographié avant d'être peint. Ne prenez
pas ce que je dis, ô Léon, pour un repoussoir
à l'éloge qui précède. Je répète ici ce que
pense el dit le public. Après cela, vous en
ferez ce que vous voudrez, mais je suis tran-
quille, vous avez trop de talent pour être
entêté.
Oh ! l'entêtement!... que d'artistes lui doi-
vent d'avoir raté la gloire et la fortune. On
ne s'imaginerait jamais... Tenez, une petite
histoire à ce sujet, en passant.
J'ai connu un peintre, Evariste Bordier,
genre Stevens. C'était mon ami; à chacun
de ses tableaux je lui disais : tes personnages
sont trop courts. — Allons donc ! Consulte
Polyclète et mesure; sept têtes... — Laisse-
moi tranquille avec ton vieux géomètre
Regarde Le Sueur, ses figures longues sont
pleines d'élégance et de majesté; regardeVe-
ronèse, quelle ampleur dans ses proportions
dépassant un peu la nature ; regarde Israël
Sylvestre, regarde... — Regarde aussi les
gravures de mon tailleur.—Evariste, voyons,
depuis que tu peins combien as tu déjà vendu
de tableaux? — Aucun. Mais ce n'est pas
une raison ; je n'ai pas de veine. — Dis que
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s^-nicolas (Belgique).
tu es entêté. Trop courts! tes bonhommes.—
Cher bon, je t'admire et je t'aime, viens
fumer une pipe...
L'année dernière Evariste se mourait. Il
vint sur nos hauts plateaux chercher à pro-
longer une vie qui s'en allait à grandes
enjambées. Il s'était logé à la ferme de
Froide-bise, j'allais le voir. Il sourit en me
voyant et me fit asseoir près de son lit.—Dis
donc, cher bon, murmura-t-il avec la lente
précision d'un malade qui a peur de n'être
plus compris, j'ai vendu cette année quatre
tableaux, les premiers de ma vie... j'ai fait
comme Le Sueur... tu sais .. un peu tard. .
tu avais raison... trop courts!
Après quoi il mourut. O, mes jeunes amis,
pensez à Evariste Bordier.
Quant à vous, M. Ensor, vous êtes d'une
pétulance à nulle autre pareille. Vous sortez
des gonds à chaque instant, vous franchissez
les haies et les fossés, vous sautez franche-
ment et résolument, mais, à chaque effort,
quelque gracieux qu'il soit, vous faites une
culbute.
Votre Pouilleux indisposé se chauffant,
constitue une sorte de cauchemar peint qui
a plus de valeur que le lampiste. Dans ce...
malade qui se chauffe il y a comme une
grande promesse. Attendons, et que \aDame
sombre rentre tranquillement, dans le noir
dont vous n'auriez jamais dû la faire sortir.
Et puis, voyons, y a-t-il du bon sens à
essuyer votre brosse, enduite de noir, dans la
carcasse devinée d'une sorte delampiste ou d'un
campagnard les pieds fourrés dans de fantas-
tiques sabots ? Que sont ces sortes d'ombres
grotesques qui ressemblent à ces taches que
les écoliers font sur leurs cahiers de classe?
Je vous soupçonne de chercher à vous dé-
barrasser du dessin et du modelé comme
certains gens voudraient bien s'affranchir du
code pénal. Si vous persistez dans cette ma-
nière de voir, écoutez quelqu'un qui vous
reconnaît un talent primesautier et une
grande vigueur (parfois simulée par d'adroits
coups de truelle). Lancez-vous dans la pein-
ture des décors, celle que l'on juge à quinze,
à vingt ou quarante mètres et puis variez
votre palette, car, en toute vérité, jusqu'à
présent, vous ne broyez que du noir. Mon
Dieu ! ce que j'en dis, c'est pour vous plus
que pour moi, car qu'est-ce que cela peut me
faire si vous êtes impossible? Croyez-le bien,