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fortune est faite. Depuis i832 jusqu'en 1840 il sut
à peine suffire aux nombreuses demandes qui lui
arrivaient de tous côtés : toute l'aristocratie vien-
noise voulut avoir son tour. Les portraits du Bon
et de la Bne Speck-Sternburg nous sont connus
par des reproductions (i832 et 1834). Nous men-
tionnons encore le portrait du docteur Biechoff
( 1836) et nous considérons, comme une des meil-
leures productions du Maître, le portrait de l'em-
pereur d'Autriche actuel, exécuté en 1838, avec
une élégance remarquable et un réel talent qui a,
du reste, pu être apprécié universellement, ce ta-
bleau ayant figuré à l'exposition universelle de
1877. Il se trouve actuellement en la possession de
T Archiduc Charles Louis. Le musée Thorwaldien
à Copenhague possède aussi un portrait de la
même époque.
Il parait qu'Amerling alla au moins seize fois
en Italie. Le plus long séjour qu'il y fit doit être
de 1840 à 1843. En 1845 il est de nouveau à Rome
et plus tard il y retourne constamment, aussi quel-
ques chauds rayons de la lumière du Midi éclairent
beaucoup de ses toiles. L'espace nous manque
pour rendre compte de tous les portraits et tableaux
de genre sur lesquels nous nous sommes renseigné :
rien que les portraits du peintre par lui-même se
montent à un assez joli chiffre : parmi ces derniers,
ceux qui figurent dans les offices de 1861, au Bel-
védère et à l'Académie de Vienne, ont le plus de
droits à l'immortalité. Un des frères de notre pein-
tre nous désigne comme son chef-d'œuvre le por-
trait équestre du Maréchal Windischgraetz, que
je n'ai pas encore pu juger de vue. Il est daté de
i855. C'est à la même époque qu'il faut rapporter
les portraits du peintre Kriehuber (r 853) et de Ma-
dame Wedl (t856). Son tableau « le Rêveur, » qui
faisait, il y a quelques années, partie de la collec-
tion Buhlmeyer, n'a pas de date certaine. Les ta-
bleaux de mœurs d'Amerling ne trouvent place
qu'au second rang, attendu qu'ils ne peuvent pas
soutenir la comparaison avec les œuvres contem-
poraines des Waldmuller, Danhauser, Fendi et
autres. La plupart ne sont que des conceptions de
fantaisie. Il'est rare qu'Amerling s'élève jusqu'à
la reproduction d'une action, c'est pourquoi nous
ne citerons ici que peu d'exemples de ses efforts
dans une voie qui n'était évidemment pas la sienne
Il a produit bon nombre « d'Italiennes» de Levan-
tines (la Circassienne sur le Rosenstein près de
Kannstadt et la Grecque à la Mandoline, à la
Wilhelma, la jeune Négresse à la galerie Lichten-
stein et à l'Académie de Vienne), la « Caritas, » la
« Joueuse de Luth, » la « Fille au pigeon, » les
« Enfants endormis, » les « Savants écrivant, » ces
derniers dans la galerie de Pest, tableaux dont la
plupart sont livrées aux vicissitudes de la propriété
particulière.
Beaucoup d'entre eux ont certainement une va-
leur durable, quoique bon nombre soient d'un
coloris un peu doucereux, peu en harmonie avec
le goût du jour : les effets de lumière y sont aussi
un peu cherchés. Quant aux compositions histo-
riques du Maître, elles n'ont jamais été que mé-
diocrement appréciées : nous n'y insisterons pas ;
nous devons déjà nous refuser de traiter avec quel-
que étendue la biographie de notre artiste, quelque
attrayante que soit son histoire, où le cœur a joué
le principal rôle.
Pour finir, rendons hommage à Amerling, con-
sidéré comme collectionneur : il avait réuni dans
son pittoresque petit château de la Mollardgasse
une série d'objets d'art, choisis et disposés avec le
goût le plus exquis. Comme depuis longtemps dans
un cercle plus intime, cette collection acquit une
plus grande renommée par l'appoint considérable
qu'elle fournit à l'exposition des bronzes du Musée
autrichien. Il paraît qu'Amerling a légué par tes-
tament ce trésor artistique à la ville de Vienne.
(Traduit delà Galette des Beaux-Arts de Leipzig).
Littérature.
~A PROPOS DE L'ETUDE DU GREC.
Obéissant à une vieille rancune de collège, un
journaliste vient de pousser un cri de guerre contre
le grec. Ses arguments sont ceux de tous les utili-
taires.Nous n'y répondrons pas pour les convaincre,
mais pour engager la jeunesse à fermer l'oreille à
ces détracteurs des études classiques et à cultiver
avec amour la reine des langues et des littératures.
« La belle idée, nous dit-on, pour former l'intel-
ligence de l'élève que de le mettre aux prises avec
un idiome mort et qu'il ne pourra s'approprier!
Est-ce que cela vaut mieux que de diriger ses
efforts vers des langues vivantes qu'il s'assimilera
avec promptitude, parce qu'il les étudiera avec
goût? » Quelle conséquence faut-il tirer de là?
Qu'on doit supprimer le latin plutôt que le grec,
car le latin est un idiome mort, tandis que le grec
est encore vivant dans la Grèce moderne. Ainsi
croule par la base cette argumentation militariste.
Sans le grec, plus d'humanités, car la chaîne des
âges et des traditions humaines est brisée. Les deux
langues classiques d'Athènes et de Rome sont soli-
daires : impossible de supprimer l'une sans que la
logique nevous force à supprimerl'autre.Pourquoi
maintiendrait-on le latin plutôt que le grec? Est-ce
pour l'étude de la théologie? Oui, le latin est la
langue de l'Eglise; mais serait-il permis à un
théologien d'ignorer la langue de S'Jean Chrysos-
tôme, de S' Basile et de Grégoire de Nazianze?
Pour le droit, le latin est indispensable; mais
quelque jour les utilitaires ne trouveront-ils pas
que, pour retenir certaines formules axiomatiques
du droit romain, il n'est point nécessaire de con-
naître Virgile, Horace et Cicéron? Si vous n'estimez
les études qu'au point de vue de l'utilité pratique,
journellement appréciable, vous devez reconnaître
qu'un étudiant en médecine, par exemple, a besoin
du grec pour comprendre au moins et pour retenir
les noms des maladies et de leurs remèdes.
La terminologie de toutes les sciences est em-
pruntée à la langue grecque. Et ces termes portent
en eux leur lumière. Si un savant fait une nouvelle
découverte, c'est à la même langue qu'il aura re-
cours, parce que c'est la langue universelle des
dénominations de la science, et qu'il n'est pas un
pays du monde civilisé où le grec et le latin ne
soient le fondement des études humanitaires.
Renoncer à l'enseignement du grec, comme
langue obligatoire, ce serait mettre la Belgique au
dernier rang des nations. Comme l'Allemagne et
l'Angleterre se riraient de nous : l'Allemagne, terre
classique de la philologie; l'Angleterre où l'on voit
des hommes d'Etat se reposer de la politique
dans la composition d'ouvrages sur les chefs-
d'œuvre de la Grèce? Interrogez le great old man,
il vous répondra. Et que penseraient ces hommes-
là, s'ils entendaient dire : « MlLTON, dante et
Klopstock ne valent-ils pas Homère?» Et
« la tribune anglaise ne slionore-t-elle point de
discours qui valent les plus beaux chefs-
d'œuvre de l'antiquité? » Il est évident que,
pour se déclarer mishellène, il faut avoir oublié
tout ce qu'on a pu apprendre de grec dans ses
humanités. Comment dès lors pourrait-on se pro-
noncer sur la valeur des œuvres de la Grèce ? Nous
savons qu'à l'époque qu'on peut appeler héroïque
de la tribune anglaise, l'époque où lord Chatham
se faisait transporter mourant à la Chambre des
communes pour protester contre la proposition
d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique ; l'épo-
que où son fils William Pitt luttait contre la Ré-
volution française, ayant pour rivaux de tnbune
les Burke, les Fox, les Shéridan, l'éloquence poli-
tique s'éleva en Angleterre à la hauteur de l'anti-
quité ; mais,par la cause qu'il défendait comme par
la puissance de sa logique oratoire, Démosthènes
est au-dessus de toute comparaison.
Même dans une traduction française, on est
frappé de cette force d'argumentation où rien n'est
sacrifié aux prestiges de la forme, car ce n'est point
là qu'il faut chercher les fleurs de rhétorique. Il
m'est arrivé, dans ma carrière, de lire une
philippique de Démosthènes en français, après
avoir lu un chef-d'œuvre de la tribune française;
et toute la classe électrisée donnait la palme à
Démosthènes. « Que serait-ce donc » disait
Eschine, son rival, en parlant, à Rhodes, dans sa
chaire de Rhétorique, du discours Pour la cou-
ronne, « que serait-ce si vous aviez entendu le
monstre lui-même rugir sa harangue.' » Est-ce que
de tels modèles ne mériteraient plus d'être étudiés
dans leur langue par les générations abâtardies de
la fin du xixe siècle?
Quant à déclarer que la Divine comédie, la Mes-
siade et le Paradis perdu valent Ylliade et YOdvs-
sée, ce sont là de ces témérités d'assertions qui ne
supportent pas un moment d'examen. Il faut ad-
mirer ces chefs-d'œuvre et par conséquent les
étudier; mais les comparer, jamais. Il va sans dire
que, dans un cours d'anglais, on traduit des frag-
ments de Milton, comme on traduit, dans un cours
d'allemand, des fragments de Klopstock. Mais
j'ose affirmer que le Dante dans la Divine comédie
et Klopstock dans la Messiade sont cent fois moins
intelligibles, non seulement pour les étrangers,
mais pour les nationaux eux-mêmes, que cet aède
de trois mille ans : Homère, le plus facile, le plus
naturel et le plus harmonieux des poètes. N'a-t-il
pas fallu, dès la mort d'Alighieri, établir des chaires
spéciales pour commenter la Divine comédie, tan-
dis que Ylliade a été la Bible nationale de l'Hellé-
nie, comprise par les gens du peuple comme par
les esprits les plus lettrés!
Qu'il me soit permis de parler un moment à la
première personne : le temps vient où le moi cesse
d'être haïssable dans l'évocation des souvenirs
personnels, pour l'instruction des autres. Elève de
sixième, je n'oublierai jamais l'effet que produisit
sur mon oreille d'enfant le premier chant de Ylliade
récité jour par jour, avec une prononciation très
défectueuse cependant, mais avec enthousiasme,
par un condisciple du cours de seconde latine
qu'on nommait alors cours de poésie. J'aimais
passionnément la musique. Mais j'aurais laissé les
plus belles mélodies du monde pour écouter cette
musique enchanteresse des vers d'Homère dont je
ne comprenais pas encore un mot. Je me promet-
tais bien de dévorer plus tard ce divin poète. Et
mes anciens compagnons de classe savent si j'ai tenu
parole.
Cette étude, on la dit hérissée de difficultés -
Allons donc : c'est la plus régulière des langues,
dès qu'on s'est assimilé les formes de ses dialectes.
La question d'ailleurs n'est pas de savoir si l'on
pourra par soi-même apprécier les maîtres de la
Grèce, au sortir de ses humanités. L'essentiel, c'est
qu'on connaisse les racines des mots, le mécanisme
de la langue et qu'on puisse la traduire avec ou
sans dictionnaire. Si l'on veut en faire plus tard
une étude approfondie, on en a les moyens. Les
élèves studieux parviennent à lire le grec sans
effort. Moi, j'allais plus loin : je le parlais. C'était
un enfantillage, je le veux bien, mais que voulez-
vous? Tradit sua quemque...
Mon professeur de rhétorique ne m'a-t-il pas
dit un jour publiquement : « vous parlez mieux
grec que français. » Il ne me coûte rien d'avouer
qu'après avoir abandonné cette langue pent'ant
quatorze ans, pour m'occuper des littératures mo-
dernes, je l'ai reprise pour enseigner ce que j'avais
appris en rhétorique et que je ne me rappelle guère
avoir éprouvé le besoin de rouvrir mon Planche.
J'avais des élèves qui traduisaient à vue la Cyropé-
die, et même il en est un qui, après une année de
philosophie, avait passé ses deux épreuves de can-
didature préparatoire au droit, avec la plus grande.
fortune est faite. Depuis i832 jusqu'en 1840 il sut
à peine suffire aux nombreuses demandes qui lui
arrivaient de tous côtés : toute l'aristocratie vien-
noise voulut avoir son tour. Les portraits du Bon
et de la Bne Speck-Sternburg nous sont connus
par des reproductions (i832 et 1834). Nous men-
tionnons encore le portrait du docteur Biechoff
( 1836) et nous considérons, comme une des meil-
leures productions du Maître, le portrait de l'em-
pereur d'Autriche actuel, exécuté en 1838, avec
une élégance remarquable et un réel talent qui a,
du reste, pu être apprécié universellement, ce ta-
bleau ayant figuré à l'exposition universelle de
1877. Il se trouve actuellement en la possession de
T Archiduc Charles Louis. Le musée Thorwaldien
à Copenhague possède aussi un portrait de la
même époque.
Il parait qu'Amerling alla au moins seize fois
en Italie. Le plus long séjour qu'il y fit doit être
de 1840 à 1843. En 1845 il est de nouveau à Rome
et plus tard il y retourne constamment, aussi quel-
ques chauds rayons de la lumière du Midi éclairent
beaucoup de ses toiles. L'espace nous manque
pour rendre compte de tous les portraits et tableaux
de genre sur lesquels nous nous sommes renseigné :
rien que les portraits du peintre par lui-même se
montent à un assez joli chiffre : parmi ces derniers,
ceux qui figurent dans les offices de 1861, au Bel-
védère et à l'Académie de Vienne, ont le plus de
droits à l'immortalité. Un des frères de notre pein-
tre nous désigne comme son chef-d'œuvre le por-
trait équestre du Maréchal Windischgraetz, que
je n'ai pas encore pu juger de vue. Il est daté de
i855. C'est à la même époque qu'il faut rapporter
les portraits du peintre Kriehuber (r 853) et de Ma-
dame Wedl (t856). Son tableau « le Rêveur, » qui
faisait, il y a quelques années, partie de la collec-
tion Buhlmeyer, n'a pas de date certaine. Les ta-
bleaux de mœurs d'Amerling ne trouvent place
qu'au second rang, attendu qu'ils ne peuvent pas
soutenir la comparaison avec les œuvres contem-
poraines des Waldmuller, Danhauser, Fendi et
autres. La plupart ne sont que des conceptions de
fantaisie. Il'est rare qu'Amerling s'élève jusqu'à
la reproduction d'une action, c'est pourquoi nous
ne citerons ici que peu d'exemples de ses efforts
dans une voie qui n'était évidemment pas la sienne
Il a produit bon nombre « d'Italiennes» de Levan-
tines (la Circassienne sur le Rosenstein près de
Kannstadt et la Grecque à la Mandoline, à la
Wilhelma, la jeune Négresse à la galerie Lichten-
stein et à l'Académie de Vienne), la « Caritas, » la
« Joueuse de Luth, » la « Fille au pigeon, » les
« Enfants endormis, » les « Savants écrivant, » ces
derniers dans la galerie de Pest, tableaux dont la
plupart sont livrées aux vicissitudes de la propriété
particulière.
Beaucoup d'entre eux ont certainement une va-
leur durable, quoique bon nombre soient d'un
coloris un peu doucereux, peu en harmonie avec
le goût du jour : les effets de lumière y sont aussi
un peu cherchés. Quant aux compositions histo-
riques du Maître, elles n'ont jamais été que mé-
diocrement appréciées : nous n'y insisterons pas ;
nous devons déjà nous refuser de traiter avec quel-
que étendue la biographie de notre artiste, quelque
attrayante que soit son histoire, où le cœur a joué
le principal rôle.
Pour finir, rendons hommage à Amerling, con-
sidéré comme collectionneur : il avait réuni dans
son pittoresque petit château de la Mollardgasse
une série d'objets d'art, choisis et disposés avec le
goût le plus exquis. Comme depuis longtemps dans
un cercle plus intime, cette collection acquit une
plus grande renommée par l'appoint considérable
qu'elle fournit à l'exposition des bronzes du Musée
autrichien. Il paraît qu'Amerling a légué par tes-
tament ce trésor artistique à la ville de Vienne.
(Traduit delà Galette des Beaux-Arts de Leipzig).
Littérature.
~A PROPOS DE L'ETUDE DU GREC.
Obéissant à une vieille rancune de collège, un
journaliste vient de pousser un cri de guerre contre
le grec. Ses arguments sont ceux de tous les utili-
taires.Nous n'y répondrons pas pour les convaincre,
mais pour engager la jeunesse à fermer l'oreille à
ces détracteurs des études classiques et à cultiver
avec amour la reine des langues et des littératures.
« La belle idée, nous dit-on, pour former l'intel-
ligence de l'élève que de le mettre aux prises avec
un idiome mort et qu'il ne pourra s'approprier!
Est-ce que cela vaut mieux que de diriger ses
efforts vers des langues vivantes qu'il s'assimilera
avec promptitude, parce qu'il les étudiera avec
goût? » Quelle conséquence faut-il tirer de là?
Qu'on doit supprimer le latin plutôt que le grec,
car le latin est un idiome mort, tandis que le grec
est encore vivant dans la Grèce moderne. Ainsi
croule par la base cette argumentation militariste.
Sans le grec, plus d'humanités, car la chaîne des
âges et des traditions humaines est brisée. Les deux
langues classiques d'Athènes et de Rome sont soli-
daires : impossible de supprimer l'une sans que la
logique nevous force à supprimerl'autre.Pourquoi
maintiendrait-on le latin plutôt que le grec? Est-ce
pour l'étude de la théologie? Oui, le latin est la
langue de l'Eglise; mais serait-il permis à un
théologien d'ignorer la langue de S'Jean Chrysos-
tôme, de S' Basile et de Grégoire de Nazianze?
Pour le droit, le latin est indispensable; mais
quelque jour les utilitaires ne trouveront-ils pas
que, pour retenir certaines formules axiomatiques
du droit romain, il n'est point nécessaire de con-
naître Virgile, Horace et Cicéron? Si vous n'estimez
les études qu'au point de vue de l'utilité pratique,
journellement appréciable, vous devez reconnaître
qu'un étudiant en médecine, par exemple, a besoin
du grec pour comprendre au moins et pour retenir
les noms des maladies et de leurs remèdes.
La terminologie de toutes les sciences est em-
pruntée à la langue grecque. Et ces termes portent
en eux leur lumière. Si un savant fait une nouvelle
découverte, c'est à la même langue qu'il aura re-
cours, parce que c'est la langue universelle des
dénominations de la science, et qu'il n'est pas un
pays du monde civilisé où le grec et le latin ne
soient le fondement des études humanitaires.
Renoncer à l'enseignement du grec, comme
langue obligatoire, ce serait mettre la Belgique au
dernier rang des nations. Comme l'Allemagne et
l'Angleterre se riraient de nous : l'Allemagne, terre
classique de la philologie; l'Angleterre où l'on voit
des hommes d'Etat se reposer de la politique
dans la composition d'ouvrages sur les chefs-
d'œuvre de la Grèce? Interrogez le great old man,
il vous répondra. Et que penseraient ces hommes-
là, s'ils entendaient dire : « MlLTON, dante et
Klopstock ne valent-ils pas Homère?» Et
« la tribune anglaise ne slionore-t-elle point de
discours qui valent les plus beaux chefs-
d'œuvre de l'antiquité? » Il est évident que,
pour se déclarer mishellène, il faut avoir oublié
tout ce qu'on a pu apprendre de grec dans ses
humanités. Comment dès lors pourrait-on se pro-
noncer sur la valeur des œuvres de la Grèce ? Nous
savons qu'à l'époque qu'on peut appeler héroïque
de la tribune anglaise, l'époque où lord Chatham
se faisait transporter mourant à la Chambre des
communes pour protester contre la proposition
d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique ; l'épo-
que où son fils William Pitt luttait contre la Ré-
volution française, ayant pour rivaux de tnbune
les Burke, les Fox, les Shéridan, l'éloquence poli-
tique s'éleva en Angleterre à la hauteur de l'anti-
quité ; mais,par la cause qu'il défendait comme par
la puissance de sa logique oratoire, Démosthènes
est au-dessus de toute comparaison.
Même dans une traduction française, on est
frappé de cette force d'argumentation où rien n'est
sacrifié aux prestiges de la forme, car ce n'est point
là qu'il faut chercher les fleurs de rhétorique. Il
m'est arrivé, dans ma carrière, de lire une
philippique de Démosthènes en français, après
avoir lu un chef-d'œuvre de la tribune française;
et toute la classe électrisée donnait la palme à
Démosthènes. « Que serait-ce donc » disait
Eschine, son rival, en parlant, à Rhodes, dans sa
chaire de Rhétorique, du discours Pour la cou-
ronne, « que serait-ce si vous aviez entendu le
monstre lui-même rugir sa harangue.' » Est-ce que
de tels modèles ne mériteraient plus d'être étudiés
dans leur langue par les générations abâtardies de
la fin du xixe siècle?
Quant à déclarer que la Divine comédie, la Mes-
siade et le Paradis perdu valent Ylliade et YOdvs-
sée, ce sont là de ces témérités d'assertions qui ne
supportent pas un moment d'examen. Il faut ad-
mirer ces chefs-d'œuvre et par conséquent les
étudier; mais les comparer, jamais. Il va sans dire
que, dans un cours d'anglais, on traduit des frag-
ments de Milton, comme on traduit, dans un cours
d'allemand, des fragments de Klopstock. Mais
j'ose affirmer que le Dante dans la Divine comédie
et Klopstock dans la Messiade sont cent fois moins
intelligibles, non seulement pour les étrangers,
mais pour les nationaux eux-mêmes, que cet aède
de trois mille ans : Homère, le plus facile, le plus
naturel et le plus harmonieux des poètes. N'a-t-il
pas fallu, dès la mort d'Alighieri, établir des chaires
spéciales pour commenter la Divine comédie, tan-
dis que Ylliade a été la Bible nationale de l'Hellé-
nie, comprise par les gens du peuple comme par
les esprits les plus lettrés!
Qu'il me soit permis de parler un moment à la
première personne : le temps vient où le moi cesse
d'être haïssable dans l'évocation des souvenirs
personnels, pour l'instruction des autres. Elève de
sixième, je n'oublierai jamais l'effet que produisit
sur mon oreille d'enfant le premier chant de Ylliade
récité jour par jour, avec une prononciation très
défectueuse cependant, mais avec enthousiasme,
par un condisciple du cours de seconde latine
qu'on nommait alors cours de poésie. J'aimais
passionnément la musique. Mais j'aurais laissé les
plus belles mélodies du monde pour écouter cette
musique enchanteresse des vers d'Homère dont je
ne comprenais pas encore un mot. Je me promet-
tais bien de dévorer plus tard ce divin poète. Et
mes anciens compagnons de classe savent si j'ai tenu
parole.
Cette étude, on la dit hérissée de difficultés -
Allons donc : c'est la plus régulière des langues,
dès qu'on s'est assimilé les formes de ses dialectes.
La question d'ailleurs n'est pas de savoir si l'on
pourra par soi-même apprécier les maîtres de la
Grèce, au sortir de ses humanités. L'essentiel, c'est
qu'on connaisse les racines des mots, le mécanisme
de la langue et qu'on puisse la traduire avec ou
sans dictionnaire. Si l'on veut en faire plus tard
une étude approfondie, on en a les moyens. Les
élèves studieux parviennent à lire le grec sans
effort. Moi, j'allais plus loin : je le parlais. C'était
un enfantillage, je le veux bien, mais que voulez-
vous? Tradit sua quemque...
Mon professeur de rhétorique ne m'a-t-il pas
dit un jour publiquement : « vous parlez mieux
grec que français. » Il ne me coûte rien d'avouer
qu'après avoir abandonné cette langue pent'ant
quatorze ans, pour m'occuper des littératures mo-
dernes, je l'ai reprise pour enseigner ce que j'avais
appris en rhétorique et que je ne me rappelle guère
avoir éprouvé le besoin de rouvrir mon Planche.
J'avais des élèves qui traduisaient à vue la Cyropé-
die, et même il en est un qui, après une année de
philosophie, avait passé ses deux épreuves de can-
didature préparatoire au droit, avec la plus grande.