355
ÉDITORIAL
La vie d'un inventeur
Notre article du 5 novembre dernier nous a valu
un certain nombre de lettres plus flatteuses et encou-
rageantes les unes que les autres, et déjà tintinna-
bulent,dans l'escarcelle tendue pour la souscription,
un nombre respectable de pièces jaunes et blanches,
grandes et petites, qui nous font augurer très
agréablement du monument futur.
A ce sujet, et afin que M. Urbain Gohier n'aille
pas encore crier à l'encombrement, disons de suite
que ce n'est pas une place publique qui sera destinée
à recevoir l'œuvre de l'artiste qui sera chargé de
rappeler à tous les traits de Joseph Monier ; c'est,
plus simplement, dans les murs du cimetière pari-
sien de Bagneux que doit s'élever le modeste
caveau que nous voulons voir tous ceux qui s'inté-
ressent au béton armé élever de leurs reconnais-
sants deniers.
Puisque nous rappelons cette souscription à nos
lecteurs, nous répondrons à tous ceux qui nous
ont fait la même demande que les offrandes doivent
être adressées à M. Darras, 13, rue de Chaligny,
qui communiquera d'ici peu la première liste, déjà
longue, des généreux souscripteurs.
Et maintenant, disons un peu ce qu'était l'inven-
teur du ciment armé.
Né en 1823, à Saint-Quentin-la-Poterie (Gard),
Joseph Monier était le quatrième fils de Pierre-
André Monier, simple fermier du duc d'Uzès, dont
il travailla les terres dès sa plus tendre jeunesse.
Les durs travaux des champs et surtout les
lourdes charges de la famille devaient nécessaire-
ment avoir une sérieuse influence sur l'éducation
du jeune, horticulteur qui n'eut d'autre livre pour
s'instruire que celui que la nature ouvre tout grand
à ses enfants.
Jeune encore, il aurait pu, comme tant d'autres,
aller s'asseoir sur les bancs de l'école,mais comme,
à cette époque,, l'instruction n'était pas obligatoire,
ses parents préférèrent lui perfectionner des bras
solides et vigoureux plutôt que d'encombrer son
jeune cerveau de notions scientifiques qui auraient
pu l'éloigner du chemin qu'il a suivi plus tard.
Du reste, l'école n'était pas indispensable à cette
intelligence ouverte et, sans exagération, son père
pouvait affirmer qu'il « n'avait pas besoin de fré-
quenter l'école et que, sans maître, il se débrouil-
lerait bien tout seul ».
Arrivé à 18 ans, suivant la coutume, peut-
être à tort perdue de nos jours, Joseph Monier
quitta le village natal pour aller,chez les jardiniers
de France, se perfectionner dans l'art d'aider la
nature à créer des merveilles et le soleil à dorer les
fruits, et c'est pendant sa course vagabonde qu'il
comprit que l'intelligence la plus éveillée devait
se perdre en face des connaissances acquises par
ceux qui, plus fortunés, avaient pu recevoir les
bienfaits de l'instruction.
Il lui fallait donc, pour l'aider à se « débrouil-
ler », trouver un moyen d'acquérir, lui aussi,
quelques notions des sciences élémentaires, projet
difficile à réaliser sans abandonner ce qui était déjà
ses moyens d'existence. Pour y arriver, Joseph
Monier s'engage comme jardinier dans une maison
d'instruction, et après des journées passées à greffer
des pommiers et à ratisser des allées, il suivait, le
soir, les cours qui devaient au moins le dégrossir
et en faire un homme capable de tenir un rang
honorable dans la société.
Déjà instruit, sinon savant, il suit les cours d'hor-
ticulture à Montpellier, puis à Versailles, où il
travaille dans l'orangerie et le parc (alors impérial)
comme conducteur des travaux.
En 1853, sur la recommandation de son compa-
triote, M. le duc d'Uzès, il est admis comme élève-
professeur au Jardin des Plantes de Paris, et reçut,
un jour, de son bienfaiteur, à titre de prêt, une
somme de 75 francs qu'il restitua, et dont voici le
reçu délivré par M. d'Uzès, reçu qui, sous sa forme
laconique, est une indication précieuse des qualités
de Joseph Monier :
« Le duc d'Uzès a reçu les soixante-quinze francs
de Monier Ce désir de s'acquitter est d'un brave
et honnête garçon, et l'on ne peut douter qu'il en
soit toujours ainsi de Monier. Il était inutile de
s'occuper de cette petite dette et cet argent eût été
mieux employé à soulager un camarade dans le
besoin à son tour; c'était à cette condition que
M. d'Uzès l'avait donné à Monier, et c'eût été une
aussi bonne manière de s'acquitter.
» Dans tous les cas, M. d'Uzès a vu cet argent
avec plaisir, puisqu'il lui donne la preuve et lui
porte le témoignage de la bonne situation de
Monier. Avec de l'ordre, de la bonne conduite et de
l'honnêteté on. réussit toujours. M. d'Uzès sait que
rien de cela ne manque à Monier. Il le remercie
donc et lui souhaite toute prospérité ; il sera tou-
jours trop heureux de venir en aide à un brave
enfant d'Uzès.
» Bonnelles, le 25 juillet 1858. »
Après avoir travaillé sous la direction cPAlphand,
Joseph Monier voulut enfin réaliser un rêve : celui
de fonder un établissement à lui ; avec quelques
subsides qui lui furent fournis, il ouvrit, 44, ave-
nue Ulrich, puis 24, avenue de l'Impératrice
(aujourd'hui avenue du Bois de Boulogne), de
vastes jardins où son imagination, son amour du
beau, les conseils de la plantureuse et féconde
nature purent se donner libre coups.
Là accourut toute la noble clientèle, charmée par
les talents du jardinier, et là aussi naquit ce qui
devait être son titre de gloire : le ciment armé.
On a cru jusqu'ici que Joseph Monier s'était borné
à la construction de cuves portant des treilfe en fer
comme armature. Cette conception aurait suffi à le
rendre célèbre, puisque, grâce à cette ingéaieuse
ÉDITORIAL
La vie d'un inventeur
Notre article du 5 novembre dernier nous a valu
un certain nombre de lettres plus flatteuses et encou-
rageantes les unes que les autres, et déjà tintinna-
bulent,dans l'escarcelle tendue pour la souscription,
un nombre respectable de pièces jaunes et blanches,
grandes et petites, qui nous font augurer très
agréablement du monument futur.
A ce sujet, et afin que M. Urbain Gohier n'aille
pas encore crier à l'encombrement, disons de suite
que ce n'est pas une place publique qui sera destinée
à recevoir l'œuvre de l'artiste qui sera chargé de
rappeler à tous les traits de Joseph Monier ; c'est,
plus simplement, dans les murs du cimetière pari-
sien de Bagneux que doit s'élever le modeste
caveau que nous voulons voir tous ceux qui s'inté-
ressent au béton armé élever de leurs reconnais-
sants deniers.
Puisque nous rappelons cette souscription à nos
lecteurs, nous répondrons à tous ceux qui nous
ont fait la même demande que les offrandes doivent
être adressées à M. Darras, 13, rue de Chaligny,
qui communiquera d'ici peu la première liste, déjà
longue, des généreux souscripteurs.
Et maintenant, disons un peu ce qu'était l'inven-
teur du ciment armé.
Né en 1823, à Saint-Quentin-la-Poterie (Gard),
Joseph Monier était le quatrième fils de Pierre-
André Monier, simple fermier du duc d'Uzès, dont
il travailla les terres dès sa plus tendre jeunesse.
Les durs travaux des champs et surtout les
lourdes charges de la famille devaient nécessaire-
ment avoir une sérieuse influence sur l'éducation
du jeune, horticulteur qui n'eut d'autre livre pour
s'instruire que celui que la nature ouvre tout grand
à ses enfants.
Jeune encore, il aurait pu, comme tant d'autres,
aller s'asseoir sur les bancs de l'école,mais comme,
à cette époque,, l'instruction n'était pas obligatoire,
ses parents préférèrent lui perfectionner des bras
solides et vigoureux plutôt que d'encombrer son
jeune cerveau de notions scientifiques qui auraient
pu l'éloigner du chemin qu'il a suivi plus tard.
Du reste, l'école n'était pas indispensable à cette
intelligence ouverte et, sans exagération, son père
pouvait affirmer qu'il « n'avait pas besoin de fré-
quenter l'école et que, sans maître, il se débrouil-
lerait bien tout seul ».
Arrivé à 18 ans, suivant la coutume, peut-
être à tort perdue de nos jours, Joseph Monier
quitta le village natal pour aller,chez les jardiniers
de France, se perfectionner dans l'art d'aider la
nature à créer des merveilles et le soleil à dorer les
fruits, et c'est pendant sa course vagabonde qu'il
comprit que l'intelligence la plus éveillée devait
se perdre en face des connaissances acquises par
ceux qui, plus fortunés, avaient pu recevoir les
bienfaits de l'instruction.
Il lui fallait donc, pour l'aider à se « débrouil-
ler », trouver un moyen d'acquérir, lui aussi,
quelques notions des sciences élémentaires, projet
difficile à réaliser sans abandonner ce qui était déjà
ses moyens d'existence. Pour y arriver, Joseph
Monier s'engage comme jardinier dans une maison
d'instruction, et après des journées passées à greffer
des pommiers et à ratisser des allées, il suivait, le
soir, les cours qui devaient au moins le dégrossir
et en faire un homme capable de tenir un rang
honorable dans la société.
Déjà instruit, sinon savant, il suit les cours d'hor-
ticulture à Montpellier, puis à Versailles, où il
travaille dans l'orangerie et le parc (alors impérial)
comme conducteur des travaux.
En 1853, sur la recommandation de son compa-
triote, M. le duc d'Uzès, il est admis comme élève-
professeur au Jardin des Plantes de Paris, et reçut,
un jour, de son bienfaiteur, à titre de prêt, une
somme de 75 francs qu'il restitua, et dont voici le
reçu délivré par M. d'Uzès, reçu qui, sous sa forme
laconique, est une indication précieuse des qualités
de Joseph Monier :
« Le duc d'Uzès a reçu les soixante-quinze francs
de Monier Ce désir de s'acquitter est d'un brave
et honnête garçon, et l'on ne peut douter qu'il en
soit toujours ainsi de Monier. Il était inutile de
s'occuper de cette petite dette et cet argent eût été
mieux employé à soulager un camarade dans le
besoin à son tour; c'était à cette condition que
M. d'Uzès l'avait donné à Monier, et c'eût été une
aussi bonne manière de s'acquitter.
» Dans tous les cas, M. d'Uzès a vu cet argent
avec plaisir, puisqu'il lui donne la preuve et lui
porte le témoignage de la bonne situation de
Monier. Avec de l'ordre, de la bonne conduite et de
l'honnêteté on. réussit toujours. M. d'Uzès sait que
rien de cela ne manque à Monier. Il le remercie
donc et lui souhaite toute prospérité ; il sera tou-
jours trop heureux de venir en aide à un brave
enfant d'Uzès.
» Bonnelles, le 25 juillet 1858. »
Après avoir travaillé sous la direction cPAlphand,
Joseph Monier voulut enfin réaliser un rêve : celui
de fonder un établissement à lui ; avec quelques
subsides qui lui furent fournis, il ouvrit, 44, ave-
nue Ulrich, puis 24, avenue de l'Impératrice
(aujourd'hui avenue du Bois de Boulogne), de
vastes jardins où son imagination, son amour du
beau, les conseils de la plantureuse et féconde
nature purent se donner libre coups.
Là accourut toute la noble clientèle, charmée par
les talents du jardinier, et là aussi naquit ce qui
devait être son titre de gloire : le ciment armé.
On a cru jusqu'ici que Joseph Monier s'était borné
à la construction de cuves portant des treilfe en fer
comme armature. Cette conception aurait suffi à le
rendre célèbre, puisque, grâce à cette ingéaieuse