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LE RIRE
N° 6
LA 1000° DE FAUST
Vous avez cru, monsieur le Directeur du Rire, que personne
mieux que moi n’était à même de vous donner quelques détails
rapport aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf premières représen-
tations de Faust.
C’est bien de l’honneur que vous faites à un humble choriste,
dont l’instrument est plutôt le gosier que la plume.
11 est vrai que, sans me flatter, j’en sais sur Faust que personne
ne peut savoir. Faust et moi, nous nous connaissons, quoi! Je suis
même de douze ans plus âgé que lui. Je l’ai vu débuter ce galopin-là.
Songez donc, je suis de la fondation, moi !
J’étais enfant de chœur à Saint-Eustaclie, lorsqu’on est venu me
demander de chanter dans les chœurs du Lyrique. C’était la gloire,
et si jeune !
J’ai donc chanté dans le chœur de la Pâques. Mi, fa, mi, ré, do;
soi — do, mi, ré, sol, sol ! Les premières représentations, comme
vous savez, ça n’a été qu’un demi-succès. Mais ce demi-succès, rien
ne m’ôtera de l’idée que c’est à la pureté de ma voix qu’on le doit.
C’est à cette époque que j’ai connu M. Carvalho. Je i’ai même vu
de près une fois, et il m’a causé. Pendant une répétition, comme
je ne donnais pas tous mes moyens (tous les grands artistes font
comme ça), il m’a crié : « Eli ! là-bas, l’enfant de chœur, voulez-vous
gueuler un peu plus fort. Est-ce qu’il faut vous faire chanter à
coups de pied dans le ... » Monsieur, je m’arrête, mais vous com-
prenez. Un homme qui passe pour si bien élevé! Il y a quarante-
cinq ans de cela, mais je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai
depuis rencontré M. Carvalho dans la rue; il a fait semblant de ne
pas me reconnaître. Je comprends sa gène.
Et M. Gounod ! C’est lui qui était bon et gentil!... Dix ans plus
tard, j’avais vingt-deux ans par conséquent, je suis entré à l’Opéra
et j’ai chanté dans le Chœur des Soldats ; j’étais caporal.
M. Gounod m’a remarqué. Il a dit à notre chef des chœurs :
« Vous avez là un petit caporal qui a l’air d’un fameux arsouillé. »
C’était, dit on manière de compliment et ce sont des choses qui
marquent, dans une carrière dramatique!
Gloire immortelle de nos aïeux! Là, il n’y a pas à dire, c’est
bien moi qui ai fait le succès de cette reprise. Non, vous n’aurez
jamais idée comme j’étais bien sous la cuirasse et la toque à cré-
neaux. Ce que j’ai fait de victimes dans le personnel de l’Opéra, et
même chez des femmes du monde! Soyons fidèle et mourons
comme eux. Dam ! pour être fidèle, il n’y avait pas d’excès. Mais je
n’insisterai pas là-dessus, ne tirant vanité que de mes succès
musicaux.
Pourtant ma voix s’est un peu usée à ce métier-là, et il est arrivé
un moment où j’ai dû rendre mes galons de caporal. Ah ! vous qui
n’ètes pas artiste, vous ne saurez jamais ce que ça coûte...
Toutefois, en raison de mes bons états de service, on a bien
voulu me garder, et M. Gailhard a eu l’idée vraiment délicate et
noble de me faire chanter dans le Chœur des Vieillards, et j’espere
que jusqu’à ma mort, je pourrai continuer de « voir passer les
bateaux tout en vidant mon verre. » Mais c’est tout de môme un
peu triste de passer vieillard à l’âge de quarante-six ans. Ce que
l’art vous use.
Je no vous parlerai pas des interprètes : j’en ai vu de toutes les
façons et de toutes les couleurs. Des Faust qui avaient l’air de
perches à houblon, succédèrent à d’autres qui ressemblaient è des
pots à tabac. Et des Marguerite ! Des maigres, des grasses, des
rondes, des carrées, des pointues. Une des meilleures fut Mme Car-
valho, mais vous sentirez qu’à cause de la délicatesse de mes rap-
ports avec monsieur son mari, je ne peux faire son éloge. J’aurais
l’air de vouloir me rapprocher.
LE RIRE
N° 6
LA 1000° DE FAUST
Vous avez cru, monsieur le Directeur du Rire, que personne
mieux que moi n’était à même de vous donner quelques détails
rapport aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf premières représen-
tations de Faust.
C’est bien de l’honneur que vous faites à un humble choriste,
dont l’instrument est plutôt le gosier que la plume.
11 est vrai que, sans me flatter, j’en sais sur Faust que personne
ne peut savoir. Faust et moi, nous nous connaissons, quoi! Je suis
même de douze ans plus âgé que lui. Je l’ai vu débuter ce galopin-là.
Songez donc, je suis de la fondation, moi !
J’étais enfant de chœur à Saint-Eustaclie, lorsqu’on est venu me
demander de chanter dans les chœurs du Lyrique. C’était la gloire,
et si jeune !
J’ai donc chanté dans le chœur de la Pâques. Mi, fa, mi, ré, do;
soi — do, mi, ré, sol, sol ! Les premières représentations, comme
vous savez, ça n’a été qu’un demi-succès. Mais ce demi-succès, rien
ne m’ôtera de l’idée que c’est à la pureté de ma voix qu’on le doit.
C’est à cette époque que j’ai connu M. Carvalho. Je i’ai même vu
de près une fois, et il m’a causé. Pendant une répétition, comme
je ne donnais pas tous mes moyens (tous les grands artistes font
comme ça), il m’a crié : « Eli ! là-bas, l’enfant de chœur, voulez-vous
gueuler un peu plus fort. Est-ce qu’il faut vous faire chanter à
coups de pied dans le ... » Monsieur, je m’arrête, mais vous com-
prenez. Un homme qui passe pour si bien élevé! Il y a quarante-
cinq ans de cela, mais je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai
depuis rencontré M. Carvalho dans la rue; il a fait semblant de ne
pas me reconnaître. Je comprends sa gène.
Et M. Gounod ! C’est lui qui était bon et gentil!... Dix ans plus
tard, j’avais vingt-deux ans par conséquent, je suis entré à l’Opéra
et j’ai chanté dans le Chœur des Soldats ; j’étais caporal.
M. Gounod m’a remarqué. Il a dit à notre chef des chœurs :
« Vous avez là un petit caporal qui a l’air d’un fameux arsouillé. »
C’était, dit on manière de compliment et ce sont des choses qui
marquent, dans une carrière dramatique!
Gloire immortelle de nos aïeux! Là, il n’y a pas à dire, c’est
bien moi qui ai fait le succès de cette reprise. Non, vous n’aurez
jamais idée comme j’étais bien sous la cuirasse et la toque à cré-
neaux. Ce que j’ai fait de victimes dans le personnel de l’Opéra, et
même chez des femmes du monde! Soyons fidèle et mourons
comme eux. Dam ! pour être fidèle, il n’y avait pas d’excès. Mais je
n’insisterai pas là-dessus, ne tirant vanité que de mes succès
musicaux.
Pourtant ma voix s’est un peu usée à ce métier-là, et il est arrivé
un moment où j’ai dû rendre mes galons de caporal. Ah ! vous qui
n’ètes pas artiste, vous ne saurez jamais ce que ça coûte...
Toutefois, en raison de mes bons états de service, on a bien
voulu me garder, et M. Gailhard a eu l’idée vraiment délicate et
noble de me faire chanter dans le Chœur des Vieillards, et j’espere
que jusqu’à ma mort, je pourrai continuer de « voir passer les
bateaux tout en vidant mon verre. » Mais c’est tout de môme un
peu triste de passer vieillard à l’âge de quarante-six ans. Ce que
l’art vous use.
Je no vous parlerai pas des interprètes : j’en ai vu de toutes les
façons et de toutes les couleurs. Des Faust qui avaient l’air de
perches à houblon, succédèrent à d’autres qui ressemblaient è des
pots à tabac. Et des Marguerite ! Des maigres, des grasses, des
rondes, des carrées, des pointues. Une des meilleures fut Mme Car-
valho, mais vous sentirez qu’à cause de la délicatesse de mes rap-
ports avec monsieur son mari, je ne peux faire son éloge. J’aurais
l’air de vouloir me rapprocher.