N3 49
LE RIRE
o
LA RENTRÉE DE LA PLUIE
OU L’ASILE INCERTAIN Dessin de B. Rabier.
FRIPraTAIJD
A Georges d’Esparbès.
— J’étais assis, seul, à la terrasse d’une brasserie de Montmartre.
Au loin, je distinguai Friponaud qui s’amenait.
Friponaud est un garçon fort intelligent et extrêmement indé-
licat.
Espérant qu’il passerait sans me voir, je lui tournai le dos et mes
yeux, inattentifs, suivirent dans le vague la fumée de mon cigare.
Les pas de Friponaud gagnèrent en sonorité, son approche devint
imminente. Malgré qu’une mouche me faisait sur une aile du nez
de titillantes galipettes, je conservai une immobilité de pierre tom-
bale, retenant ma respiration ; ému comme si j’allais être pincé
dans une sale affaire.
— Ce cher Prairial ! exclama joyeusement Friponaud, eu claquant
de la main sur mon omoplate qu’il avait parfaitement reconnue.
Je me retournai, l’air rogue, sans simuler le plus chétif étonne-
ment et.je laissai tomber d’une voix uniforme :
— Friponaud.
— Lui-même 1 En voilà des temps qu’on ne t’a vu !
. Friponaud, qui m’avait dérobé la main, lasecoua.it dans les deux
siennes avec la fâcheuse exubérance des méridionaux du Nord. 11
avait 1 air si franchement heureux de me retrouver que ma répul-
sion céda. Mieux vaut, pensai-je, durant un quart d’heure la société
d une amusante canaille que pendant vingt ans la compagnie d’un
Y eau honnête. Avec le premier je ferme mon veston sur mon porte-
feuille et tout est dit ; j’ai beau me boutonner, je serai toujours la
victime du second.
— Qu’est-ce que tu prends, mon vieux Friponaud ?
— Oh, n’importe quoi! C’est histoire de causer... Des sandwichs
et un demi...
— Tu engraisses.
— Trop.
— Tu devrais faire de la bicyclette.
— Je n’attends qu’une occasion. Tu en fais beaucoup, toi?
— Pas mal.
— Tu as une jolie machine.
Friponaud s’était levé et examinait en connaisseur la brillante
bécane calée sur la bordure du trottoir.
— Je t’écoute, et des pneus épatants. Je les connais; si tu crèves
en route, tu les regonfles sans les ôter des roues ! C’est pratique.
— Un peu.
— Tu permets? interrogea Friponaud, le pied gauche sur une
pédale, la jambe droite franchissant déjà la selle.
— Fais comme chez moi.
Friponaud évolua savamment entre les chaises et les tables,
autour du refuge, des fiacres, des badauds.
— Fameux, tes roulements ! dit-il en passant une dernière fois
devant la brasserie.
Ce furent ses dernières paroles.
Il disparut dans la nuit qui venait justement de descendre sur le
boulevard. Et depuis, il y a bien un an de cela — comme on
vieillit — je n’ai plus revu Friponaud!
Friponaud est un garçon fort intelligent — mais extrêmement
indélicat.
Car, enfin, cette machine aurait très bien pu m’appartenu.
Jean Prairial.
—•Ben! mon vieux, y a pas d’erreur... t’as pas dû
arriver en retard le jour de la distribution des abatis.
LE RIRE
o
LA RENTRÉE DE LA PLUIE
OU L’ASILE INCERTAIN Dessin de B. Rabier.
FRIPraTAIJD
A Georges d’Esparbès.
— J’étais assis, seul, à la terrasse d’une brasserie de Montmartre.
Au loin, je distinguai Friponaud qui s’amenait.
Friponaud est un garçon fort intelligent et extrêmement indé-
licat.
Espérant qu’il passerait sans me voir, je lui tournai le dos et mes
yeux, inattentifs, suivirent dans le vague la fumée de mon cigare.
Les pas de Friponaud gagnèrent en sonorité, son approche devint
imminente. Malgré qu’une mouche me faisait sur une aile du nez
de titillantes galipettes, je conservai une immobilité de pierre tom-
bale, retenant ma respiration ; ému comme si j’allais être pincé
dans une sale affaire.
— Ce cher Prairial ! exclama joyeusement Friponaud, eu claquant
de la main sur mon omoplate qu’il avait parfaitement reconnue.
Je me retournai, l’air rogue, sans simuler le plus chétif étonne-
ment et.je laissai tomber d’une voix uniforme :
— Friponaud.
— Lui-même 1 En voilà des temps qu’on ne t’a vu !
. Friponaud, qui m’avait dérobé la main, lasecoua.it dans les deux
siennes avec la fâcheuse exubérance des méridionaux du Nord. 11
avait 1 air si franchement heureux de me retrouver que ma répul-
sion céda. Mieux vaut, pensai-je, durant un quart d’heure la société
d une amusante canaille que pendant vingt ans la compagnie d’un
Y eau honnête. Avec le premier je ferme mon veston sur mon porte-
feuille et tout est dit ; j’ai beau me boutonner, je serai toujours la
victime du second.
— Qu’est-ce que tu prends, mon vieux Friponaud ?
— Oh, n’importe quoi! C’est histoire de causer... Des sandwichs
et un demi...
— Tu engraisses.
— Trop.
— Tu devrais faire de la bicyclette.
— Je n’attends qu’une occasion. Tu en fais beaucoup, toi?
— Pas mal.
— Tu as une jolie machine.
Friponaud s’était levé et examinait en connaisseur la brillante
bécane calée sur la bordure du trottoir.
— Je t’écoute, et des pneus épatants. Je les connais; si tu crèves
en route, tu les regonfles sans les ôter des roues ! C’est pratique.
— Un peu.
— Tu permets? interrogea Friponaud, le pied gauche sur une
pédale, la jambe droite franchissant déjà la selle.
— Fais comme chez moi.
Friponaud évolua savamment entre les chaises et les tables,
autour du refuge, des fiacres, des badauds.
— Fameux, tes roulements ! dit-il en passant une dernière fois
devant la brasserie.
Ce furent ses dernières paroles.
Il disparut dans la nuit qui venait justement de descendre sur le
boulevard. Et depuis, il y a bien un an de cela — comme on
vieillit — je n’ai plus revu Friponaud!
Friponaud est un garçon fort intelligent — mais extrêmement
indélicat.
Car, enfin, cette machine aurait très bien pu m’appartenu.
Jean Prairial.
—•Ben! mon vieux, y a pas d’erreur... t’as pas dû
arriver en retard le jour de la distribution des abatis.