MON PARENT LE PROYERBXAL Et fort habilement,
sachant la décocher très à
propos, la fixe au som-
met du clocher.
de quatre-vingt-huit
J'avais jadis un parent qui se distinguait des habitants
départements français par ce seul fait qu'il était Normand.
C'était ce qu'on est convenu d'appeler « un madré compère » et « un fin ma-
tois » ; car il est entendu que vous ne trouverez pas un seul Normand qui ne soit
un fin matois et un madré compère.
J'oserai même dire que mon parent réalisait le type par excellence du vrai Nor-
mand ; rusé, cauteleux, prudent à l'excès, cherchant toujours à se tirer d'affaire
d'une façon évasive.
11 avait même trouvé une façon à lui de ne jamais s'engager; c'était de répondre
à toutes les questions embarrassantes par des proverbes, sentences, axiomes ou
aphorismes. Il en abusait tellement, des proverbes, que sa manie elle-même avait
fini par devenir proverbiale.
Ainsi, lui demandait-on un service ou s'adressait-on à lui dans un pressant
besoin d'argent, il vous sortait quelques maximes de ce genre : « Aide-toi, le ciel
t'aidera » ; « L'argent ne fait pas le bonheur » ; « On n'a rien sans peine » ; « Pas de
roses sans épines », etc., etc.
S'agissait-il d'un conseil qu'on attendait de lui ? Aussitôt, il prenait une attitude
fuyante : « Eh ! eh ! disait-il avec un petit rire sec, les conseilleurs ne sont pas les
payeurs » ; « Ne t'attends qu'à toi-même » ; « Fais ce que dois, advienne que
pourra » ; <« Mieux vaut tenir que courir ».
Et mille autres choses semblables.
Lorsqu'on lui demandait simplement son avis, il esquivait encore toute réponse
catégorique : « Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter » ; ou bien : « La
parole est d'argent, mais le silence est d'or » ; ou encore : « Plus ça change, plus
c'est la même chose » ; « La prudence est la mère de la sûreté », etc., etc.
A la longue, ça devenait exaspérant. Nous autres, qui attendions son héritage,
nous nous disions : « Bon, le vieux est de plus en plus gâteux, ça va bien. » Et
nous patientions. Mais, pour les gens qui n'attendaient rien du tout, c'était diffèrent.
D'autant plus que le bonhomme exploitait sa manie avec une insigne mauvaise
foi. En bon Normand qu'il était, il avait sans cesse des contestations, voire même
des procès avec ses voisins, avec ses fermiers, avec tout le monde. Et à force de
réticences, de dénégations, de contradictions dissimulées sous forme de proverbes,
il faisait traîner les choses en longueur autant que c'était son avantage.
Par exemple, lorsqu'il avait pris un engagement formel, au moment de l'échéance,
il ne manquait pas de se récrier : « Oui, oui, j'ai promis, disait-il, mais... « Pro-
mettre et tenir sont deux »; « Il y a loin de la coupe aux lèvres »; « L'homme
propose et Dieu dispose ».
Par contre, lorsqu'on s'était engagé vis-à-vis de lui, il devenait inexorable. On
avait beau prier et supplier, il ne vous faisait pas grâce de vingt-quatre heures :
« Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd'hui », conseillait-il falla-
cieusement à son malheureux débiteur; « Payez et vous serez considéré »; « les
bons comptes font les bons amis ».
Vous me croirez si vous voulez, mais cette façon d'agir lui avait valu beaucoup
d'ennemis; un entre autres qui s'était juré de lui donner une leçon à la première
occasion. L'occasion ne tarda pas.
Mon parent était en différend avec lui au sujet des limites d'un champ. L'adver-
saire prétendait que les bornes étaient mal placées et que mon parent empiétait
sur son terrain ; cependant, comme il ne voulait pas plaider, il demandait une
solution à l'amiable.
Mon madré compère de parent avait bien accepté, mais la solution n'intervenait
pas facilement. A toutes les propositions qu'on lui faisait il trouvait quelque incon-
vénient, et le temps s'écoulait ainsi, tout à son bénéfice.
Quand son voisin le priait de mettre fin à une situation qui lui était préjudi-
ciable, le fin matois répondait sentencieusement : « On n'est jamais si bien qu'on
ne puisse être mieux, ni si mal qu'on ne puisse être pis ».
Quand on faisait appel à son esprit de conciliation, il clignait sournoisement ses
petits yeux bridés : « Qui se fait de miel les mouches le mangent ».
Enfin, si on lui demandait de se presser, il soupirait: « Hàtez-vous lentement »;
« Vite et bien ne vont jamais ensemble! »
Bref, un jour, le voisin se présenta devant lui, résolu à en venir aux extrémités :
« Voilà assez longtemps que cela dure, lui dit-il; en attendant c'est vous qui profitez
de mon lopin et c'est moi qui paye. Eh bien, mon bonhomme, il faut que cela
finisse. Décidez-vous ».
Le parent n'avait pas l'air de vouloir se décider : « Patience, commença-t-il,
patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Tout vient à point à
qui sait attendre... »
Il n'alla pas plus loin ; son adversaire, à bout d'arguments, l'avait pris au collet
et poussé dans un coin : « Ah ! canaille ! Tout vient à point à qui sait attendre ?
Eh bien, tiens! Attrappe ! Regarde s'il vient à point, celui-ci! Et celui-là, dis un
peu si tu l'attendais? »
En même temps, il se mit en devoir de lui administrer la plus formidable cor-
rection que jamais madré compère ait reçue : « Ah ! coquin ! tu voudrais me
voler mon terrain? Tiens! tiens ! Bien mal acquis ne profite jamais! Ah! tu veux
des proverbes ? Tiens ! tiens! A bon chat bon rat! Comme on fait son lit on se
couche! Tel va chercher de la laine qui revient tondu! Tiens! tiens! Chat échaudé
craint l'eau chaude ! Attrappe ! Un tient vaut mieux que deux tu l'auras! Ah ! tu
demandes grâce? Ventre aflammé n'a pas d'oreilles! Qui n'entend qu'une cloche
n'entend qu'un son! Tel qui rit vendredi dimanche pleurera!.....
Mon parent était bleu, vert, violet, cramoisi ; il jurait, tempêtait, soufflait, suait,
trépignait, suffoquait. Enfin, il parvint à se dégager et tout frémissant d'indigna-
tion : « Misérable ! bégaya-t-il, en voyant le voisin qui soudain redevenu gracieux,
lui tendait la main avec le plus aimable sourire. Misérable! Vous... vous... osez...
après ce que vous avez fait!... »
Le chasseur ayant vu le Mais l'autre, sans se départir de son calme : « Topez là, mon brave, la main
beau coq de bruyère vient gauche doit ignorer ce que donne la main droite ! »
de lui lancer sa flèche Lord Cheminot>
meurtrière... Dessins de G. Delaw.
sachant la décocher très à
propos, la fixe au som-
met du clocher.
de quatre-vingt-huit
J'avais jadis un parent qui se distinguait des habitants
départements français par ce seul fait qu'il était Normand.
C'était ce qu'on est convenu d'appeler « un madré compère » et « un fin ma-
tois » ; car il est entendu que vous ne trouverez pas un seul Normand qui ne soit
un fin matois et un madré compère.
J'oserai même dire que mon parent réalisait le type par excellence du vrai Nor-
mand ; rusé, cauteleux, prudent à l'excès, cherchant toujours à se tirer d'affaire
d'une façon évasive.
11 avait même trouvé une façon à lui de ne jamais s'engager; c'était de répondre
à toutes les questions embarrassantes par des proverbes, sentences, axiomes ou
aphorismes. Il en abusait tellement, des proverbes, que sa manie elle-même avait
fini par devenir proverbiale.
Ainsi, lui demandait-on un service ou s'adressait-on à lui dans un pressant
besoin d'argent, il vous sortait quelques maximes de ce genre : « Aide-toi, le ciel
t'aidera » ; « L'argent ne fait pas le bonheur » ; « On n'a rien sans peine » ; « Pas de
roses sans épines », etc., etc.
S'agissait-il d'un conseil qu'on attendait de lui ? Aussitôt, il prenait une attitude
fuyante : « Eh ! eh ! disait-il avec un petit rire sec, les conseilleurs ne sont pas les
payeurs » ; « Ne t'attends qu'à toi-même » ; « Fais ce que dois, advienne que
pourra » ; <« Mieux vaut tenir que courir ».
Et mille autres choses semblables.
Lorsqu'on lui demandait simplement son avis, il esquivait encore toute réponse
catégorique : « Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter » ; ou bien : « La
parole est d'argent, mais le silence est d'or » ; ou encore : « Plus ça change, plus
c'est la même chose » ; « La prudence est la mère de la sûreté », etc., etc.
A la longue, ça devenait exaspérant. Nous autres, qui attendions son héritage,
nous nous disions : « Bon, le vieux est de plus en plus gâteux, ça va bien. » Et
nous patientions. Mais, pour les gens qui n'attendaient rien du tout, c'était diffèrent.
D'autant plus que le bonhomme exploitait sa manie avec une insigne mauvaise
foi. En bon Normand qu'il était, il avait sans cesse des contestations, voire même
des procès avec ses voisins, avec ses fermiers, avec tout le monde. Et à force de
réticences, de dénégations, de contradictions dissimulées sous forme de proverbes,
il faisait traîner les choses en longueur autant que c'était son avantage.
Par exemple, lorsqu'il avait pris un engagement formel, au moment de l'échéance,
il ne manquait pas de se récrier : « Oui, oui, j'ai promis, disait-il, mais... « Pro-
mettre et tenir sont deux »; « Il y a loin de la coupe aux lèvres »; « L'homme
propose et Dieu dispose ».
Par contre, lorsqu'on s'était engagé vis-à-vis de lui, il devenait inexorable. On
avait beau prier et supplier, il ne vous faisait pas grâce de vingt-quatre heures :
« Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd'hui », conseillait-il falla-
cieusement à son malheureux débiteur; « Payez et vous serez considéré »; « les
bons comptes font les bons amis ».
Vous me croirez si vous voulez, mais cette façon d'agir lui avait valu beaucoup
d'ennemis; un entre autres qui s'était juré de lui donner une leçon à la première
occasion. L'occasion ne tarda pas.
Mon parent était en différend avec lui au sujet des limites d'un champ. L'adver-
saire prétendait que les bornes étaient mal placées et que mon parent empiétait
sur son terrain ; cependant, comme il ne voulait pas plaider, il demandait une
solution à l'amiable.
Mon madré compère de parent avait bien accepté, mais la solution n'intervenait
pas facilement. A toutes les propositions qu'on lui faisait il trouvait quelque incon-
vénient, et le temps s'écoulait ainsi, tout à son bénéfice.
Quand son voisin le priait de mettre fin à une situation qui lui était préjudi-
ciable, le fin matois répondait sentencieusement : « On n'est jamais si bien qu'on
ne puisse être mieux, ni si mal qu'on ne puisse être pis ».
Quand on faisait appel à son esprit de conciliation, il clignait sournoisement ses
petits yeux bridés : « Qui se fait de miel les mouches le mangent ».
Enfin, si on lui demandait de se presser, il soupirait: « Hàtez-vous lentement »;
« Vite et bien ne vont jamais ensemble! »
Bref, un jour, le voisin se présenta devant lui, résolu à en venir aux extrémités :
« Voilà assez longtemps que cela dure, lui dit-il; en attendant c'est vous qui profitez
de mon lopin et c'est moi qui paye. Eh bien, mon bonhomme, il faut que cela
finisse. Décidez-vous ».
Le parent n'avait pas l'air de vouloir se décider : « Patience, commença-t-il,
patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Tout vient à point à
qui sait attendre... »
Il n'alla pas plus loin ; son adversaire, à bout d'arguments, l'avait pris au collet
et poussé dans un coin : « Ah ! canaille ! Tout vient à point à qui sait attendre ?
Eh bien, tiens! Attrappe ! Regarde s'il vient à point, celui-ci! Et celui-là, dis un
peu si tu l'attendais? »
En même temps, il se mit en devoir de lui administrer la plus formidable cor-
rection que jamais madré compère ait reçue : « Ah ! coquin ! tu voudrais me
voler mon terrain? Tiens! tiens ! Bien mal acquis ne profite jamais! Ah! tu veux
des proverbes ? Tiens ! tiens! A bon chat bon rat! Comme on fait son lit on se
couche! Tel va chercher de la laine qui revient tondu! Tiens! tiens! Chat échaudé
craint l'eau chaude ! Attrappe ! Un tient vaut mieux que deux tu l'auras! Ah ! tu
demandes grâce? Ventre aflammé n'a pas d'oreilles! Qui n'entend qu'une cloche
n'entend qu'un son! Tel qui rit vendredi dimanche pleurera!.....
Mon parent était bleu, vert, violet, cramoisi ; il jurait, tempêtait, soufflait, suait,
trépignait, suffoquait. Enfin, il parvint à se dégager et tout frémissant d'indigna-
tion : « Misérable ! bégaya-t-il, en voyant le voisin qui soudain redevenu gracieux,
lui tendait la main avec le plus aimable sourire. Misérable! Vous... vous... osez...
après ce que vous avez fait!... »
Le chasseur ayant vu le Mais l'autre, sans se départir de son calme : « Topez là, mon brave, la main
beau coq de bruyère vient gauche doit ignorer ce que donne la main droite ! »
de lui lancer sa flèche Lord Cheminot>
meurtrière... Dessins de G. Delaw.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
Le chassant ayant vu le beau coq de bruyère vient de lui lancer sa flèche meurtrière....; ... Et fort habilement, sachant la décocher très à propos, la fiche au sommet du clocher.
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le rire: journal humoristique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
G 3555 Folio RES
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum
um 1898
Entstehungsdatum (normiert)
1893 - 1903
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
In Copyright (InC) / Urheberrechtsschutz
Creditline
Le rire, 4.1897-1898, No. 166 (8 Janvier 1898), S. 2
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg