RÉCIT D’UN SURVIVANT
Le 13 novembre 1899, à 9 h. 45 in. 30" du matin, les plus respec-
tables, les plus vieux et les plus savants astronomes de l’Observa-
toire s’élancèrent dans la rue en vociférant :
— Des p’tites femmes ! des p’tites femmes ! Notre vie d’étude pour
une petite femme 1
Une pareille conduite, si contraire à l’habituel état d’esprit de nos
grands mathématiciens, ne laissa pas de faire comprendre à la foule
que quelque chose de grave allait se passer.
Bientôt, sans qu’on sût au juste où il avait pris naissance, retentit
dans les airs un sinistre avertissements bien connu des habitués de
nos grands musées :
— On ferme 1 on ferme !
Et, comme au Louvre, ce cri résonna lugubrement, aussi oien
dans le cœur de ceux qui regardaient de belles choses que dans les
pieds des heureux possesseurs des bouches de chaleur de ce monde.
Puis la voix mystérieuse reprit :
— Ce soir, à doux heures, sur la piste du Soleil, grande lutte de
femmes entre la Terre et les Léonid’s sisters.
Une réclame imprimée sur les nuages, en lettres de feu, faisait
connaître au public sidéral les conditions de la rencontre.
Les témoins étaient Mars et Vénus, proches parents de la Terre,
et leur personnalité amoureuse devait enflammer très certainement
l’ardeur des combattantes.
Le vieux Saturne ne pouvant sortir de chez lui, très casanier
comme son nom l'indique, chargeait Jupiter de venir garder, pen-
dant le combat, la petite-fille de la Terre. En effet, la demoiselle
Lune, toujours pendue aux jupons do sa mère, eût été plus gênante
encore que les enfants de Gervaise l’avaient été, lors de sa lutte
avec Virginie, dans l’Assommoir.
Au surplus, la rencontre promettait d’être infiniment plus sensa-
tionnelle que celle du Lion et du Taureau, la lutte de ces deux cons-
tellations n’ayant, on s’en souvient, donné aucun résultat sérieux.
Cependant les humains étaient peu rassurés. Ce sont toujours les
petits qui payent les frais dans les querelles des grands et la fin du
monde semblait imminente aux esprits les moins prévenus. Seuls
les militaires de tous pays ne craignaient pas le danger, car ils ne
le comprenaient pas.
Ce fut alors que moi, dernier écrivain français du xix° siècle,
venu trop tard en un monde trop vieux, je fus prié par le Rire de
faire un compte rendu do la catastrophe.
J’allai voir Arsène Alexandre. Je le trouvai jouant flegmatique-
ment aux billes avec Juven et je lui dis :
— A quoi bon faire un article puisque le monde va finir?
— Que voulez-vous, me dit-il, ça nous distraira et puis ce sera
drôle d’être les derniers à paraître. Combien désirez-vous? Cin-
quante mille francs la ligne? Ce que vous voudrez. Ça n’a plus
aucune importance.
— A quoi bon, fis-je ; que m’importe l’argent désormais ?
Je réfléchis un instant. Tout était morne dans les bureaux jadis
si animés du Rire. Seules, les inscriptions restaient sur toutes les
portes : <i Entrée interdite » : — « Entrée absolument interdite. »
— Tenez, fis-je, je ne vous demanderai qu’une chose : avant la
catastrophe, laissez-moi entrer ici par une porte « absolument in-
terdite même aux rédacteurs ».
— Comme vous voudrez, fit aimablement Juven, toujours calme.
Seules, 'ces dernières fantaisies pouvaient avoir quelque intérêt
pour moi, en face d’une mort prochaine.
Je sortis dans la rue. Partout régnait le plus grand désarroi. Les
chevaux, eux-mêmes, haussaient les épaules à l’idée d’un travail
quelconque. Seuls, les nationalistes se battaient avec les dreyfu-
sards, qu’ils accusaient d’avoir provoqué l’intervention d’une planète
étrangère.
Cependant, tandis qu’à cette minute suprême la plupart des
hommes assouvissaient leurs passions, plusieurs luttaient encore,
essayant ciattenuer
l’horreur de la catas-
trophe. Les uns ra-
saieut les forêts pour
éviter que la Terre
put être saisie par
les cheveux ; d’autres
s’enduisaient d’huile
pour donner moins
de prise à l’adver-
saire.
Enfin, un grand cri
s’éleva. Les Léonid’s
sisters approchaient.
On voyait déjà leur
comète. Quelques se-
condes après, un pre-
mier corps mou tomba
en France sur le Pa-
lais Bourbon, un se-
cond s’aplatit sur la
maison d’un de nos
grands journaux, un
troisième en Angle-
terre, puis ce fut une
pluie croissante de
ces bolides mous et
gluants sur la tête des
humains, tandis qu’une voix, partie de la nuée, disait avec un léger
accent étranger :
« Vous êtes plus bêtes que des animaux, sur terre, avec vos ridi-
cules affaires. »
Et tandis que la comète s’éloignait, les hommes constatèrent avec
stupeur que les Léonides leur avaient lancé de simples pommes
cuites.
\V. DE Pawlowski.
Dessins de Jacquet.
Le 13 novembre 1899, à 9 h. 45 in. 30" du matin, les plus respec-
tables, les plus vieux et les plus savants astronomes de l’Observa-
toire s’élancèrent dans la rue en vociférant :
— Des p’tites femmes ! des p’tites femmes ! Notre vie d’étude pour
une petite femme 1
Une pareille conduite, si contraire à l’habituel état d’esprit de nos
grands mathématiciens, ne laissa pas de faire comprendre à la foule
que quelque chose de grave allait se passer.
Bientôt, sans qu’on sût au juste où il avait pris naissance, retentit
dans les airs un sinistre avertissements bien connu des habitués de
nos grands musées :
— On ferme 1 on ferme !
Et, comme au Louvre, ce cri résonna lugubrement, aussi oien
dans le cœur de ceux qui regardaient de belles choses que dans les
pieds des heureux possesseurs des bouches de chaleur de ce monde.
Puis la voix mystérieuse reprit :
— Ce soir, à doux heures, sur la piste du Soleil, grande lutte de
femmes entre la Terre et les Léonid’s sisters.
Une réclame imprimée sur les nuages, en lettres de feu, faisait
connaître au public sidéral les conditions de la rencontre.
Les témoins étaient Mars et Vénus, proches parents de la Terre,
et leur personnalité amoureuse devait enflammer très certainement
l’ardeur des combattantes.
Le vieux Saturne ne pouvant sortir de chez lui, très casanier
comme son nom l'indique, chargeait Jupiter de venir garder, pen-
dant le combat, la petite-fille de la Terre. En effet, la demoiselle
Lune, toujours pendue aux jupons do sa mère, eût été plus gênante
encore que les enfants de Gervaise l’avaient été, lors de sa lutte
avec Virginie, dans l’Assommoir.
Au surplus, la rencontre promettait d’être infiniment plus sensa-
tionnelle que celle du Lion et du Taureau, la lutte de ces deux cons-
tellations n’ayant, on s’en souvient, donné aucun résultat sérieux.
Cependant les humains étaient peu rassurés. Ce sont toujours les
petits qui payent les frais dans les querelles des grands et la fin du
monde semblait imminente aux esprits les moins prévenus. Seuls
les militaires de tous pays ne craignaient pas le danger, car ils ne
le comprenaient pas.
Ce fut alors que moi, dernier écrivain français du xix° siècle,
venu trop tard en un monde trop vieux, je fus prié par le Rire de
faire un compte rendu do la catastrophe.
J’allai voir Arsène Alexandre. Je le trouvai jouant flegmatique-
ment aux billes avec Juven et je lui dis :
— A quoi bon faire un article puisque le monde va finir?
— Que voulez-vous, me dit-il, ça nous distraira et puis ce sera
drôle d’être les derniers à paraître. Combien désirez-vous? Cin-
quante mille francs la ligne? Ce que vous voudrez. Ça n’a plus
aucune importance.
— A quoi bon, fis-je ; que m’importe l’argent désormais ?
Je réfléchis un instant. Tout était morne dans les bureaux jadis
si animés du Rire. Seules, les inscriptions restaient sur toutes les
portes : <i Entrée interdite » : — « Entrée absolument interdite. »
— Tenez, fis-je, je ne vous demanderai qu’une chose : avant la
catastrophe, laissez-moi entrer ici par une porte « absolument in-
terdite même aux rédacteurs ».
— Comme vous voudrez, fit aimablement Juven, toujours calme.
Seules, 'ces dernières fantaisies pouvaient avoir quelque intérêt
pour moi, en face d’une mort prochaine.
Je sortis dans la rue. Partout régnait le plus grand désarroi. Les
chevaux, eux-mêmes, haussaient les épaules à l’idée d’un travail
quelconque. Seuls, les nationalistes se battaient avec les dreyfu-
sards, qu’ils accusaient d’avoir provoqué l’intervention d’une planète
étrangère.
Cependant, tandis qu’à cette minute suprême la plupart des
hommes assouvissaient leurs passions, plusieurs luttaient encore,
essayant ciattenuer
l’horreur de la catas-
trophe. Les uns ra-
saieut les forêts pour
éviter que la Terre
put être saisie par
les cheveux ; d’autres
s’enduisaient d’huile
pour donner moins
de prise à l’adver-
saire.
Enfin, un grand cri
s’éleva. Les Léonid’s
sisters approchaient.
On voyait déjà leur
comète. Quelques se-
condes après, un pre-
mier corps mou tomba
en France sur le Pa-
lais Bourbon, un se-
cond s’aplatit sur la
maison d’un de nos
grands journaux, un
troisième en Angle-
terre, puis ce fut une
pluie croissante de
ces bolides mous et
gluants sur la tête des
humains, tandis qu’une voix, partie de la nuée, disait avec un léger
accent étranger :
« Vous êtes plus bêtes que des animaux, sur terre, avec vos ridi-
cules affaires. »
Et tandis que la comète s’éloignait, les hommes constatèrent avec
stupeur que les Léonides leur avaient lancé de simples pommes
cuites.
\V. DE Pawlowski.
Dessins de Jacquet.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
La fin du monde récit d'un survivant
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le rire: journal humoristique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
G 3555 Folio RES
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum (normiert)
1899 - 1899
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
In Copyright (InC) / Urheberrechtsschutz
Creditline
Le rire, 6.1899-1900, No. 262 (11 Novembre 1899), S. 2
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg