DU TEMPS QUE LES BÊTES PARLAIENT
La mouche (Présentant la libellule au ver
de terre.—Vous auriez tout de même pu mettre un
caleçon, vous scandalisez cette demoiselle.
Dessin de Delaw.
Henri IV, ne serait pas considéré comme un
ignorant, mais simplement comme un esprit
très curieux, envers lequel la plus large tolé-
rance s’imposerait. Que n’avez-vous introduit
cette réforme dans l’enseignement il y a seu-
lement une trentaine d’années ! Cela m’au-
rait épargné un nombre considérable de cla-
ques, gifles, calottes, coups de pied et autres
menus sévices que nos instituteurs nous pro-
diguaient avec une abnégation si complète
et un si admirable dévouement!
— Tout vient à point à qui sait attendre,
me répondit M. Leygues; pour être tardive,
ma réforme n’en est pas moins opportune,
car la quantité de gens ignorants devient
inénarrable. C’est pour cela que les nouvelles
dispositions orthographiques revêtent un
caractère hautement démocratique et digne
d’un régime qui se soucie avant tout des
besoins des petits et des humbles. Donc,
masculinisez, féminisez, singularisez ou plu-
ralisez à votre aise; conjuguez ou non, accor-
dez ou n’accordez pas, vous être libre.
— Mais, dites-moi, mon cher ministre,
malgré la lumineuse clarté de vos explica-
tions, il subsiste encore en moi des doutes
aigus, sur un certain nombre de cas délicats.
Ainsi le mot « armoire ». Il est, je crois, du
féminin et cependant nombre de gens s’obs-
tinent à le proclamer masculin. Qui croire?
— C’est simple, répondit mon interlocu-
teur, dorénavant armoire sera du mas-
culin lorsqu’il sera à portes pleines ;
elle sera du féminin lorsqu’elle sera
à glace.
— Et les infortunés qui pro*
noncent carrément « or-
moire » ?
— Ils ne commet-
tront aucun lapsus
tant que le meu-
ble auquel
feront al-
lusion
sera
construit en bois d’orme. — Et les mots qui
changent de sexe suivant qu’ils sont écrits
au pluriel ou au singulier, tels que : aigle,
foudre, amour, délice et orgue?
— De plus en plus simple: aigle, substantif
masculin lorsqu’il s’agitd’un homme.Exemple:
Cet homme est un aigle ; substantif féminin
quand il s’agit d’une femme : Cette femme
n’est pas une aigle. Foudre : masculin si
vous en êtes un ; féminin si elle vous
écrase. Amour : masculin quand c’est vous
qui aimez ; féminin quand votre femme vous
trompe. Exemple: En échange de mon ar-
dent amour tu t’es livrée à des amours délic-
tueuses.
— De grâce, mon cher ministre, n’envisa-
geons pas cette fâcheuse hypothèse !
— Mais où notre sollicitude vous apparaîtra
sans borne dans l’ingéniosité, c’est quand
vous saurez tout ce que nous avons supprimé
de désaccords, d’exceptions, d’irrégularités,
de liaisons dangereuses et mensongères.
Pour commencer nous ne voulons plus d’ex-
ceptions. Qu’est-ce qu’une exception, en
somme ? Cn privilège, une monstruosité.
Qu’on ne vienne pas nous dire que l’excep-
tion confirme la règle.'Une régie n’a pas
besoin d’être confirmée puisque son existence
est notoire. Pourquoi dit-on un cheval, des
chevaux, un bal, des bals, des bateaux, un
bateau? Non, non, tout cela est contraire à
notre amour de l'égalité. Désormais tout le .
monde suivra la
même règle dans
les terminaisons.
Puisqu’on dit : un
soupirail, des sou-
piraux,- on dira
aussi un chacal,
des schakos,la mar-
maille, les mar-
mots, une bataille,
des bateaux et ainsi
de suite. Pourquoi
le verbe être se
conjugue-t-il « je
suis » et du mo-
ment qu’on
dit « je
suis >•
pourquoi ne continue-t-on pas : tu suis, il suit,
nous suivons, etc. Double emploi avec.le verbe
suivre? Eh qu’importe, la clarté de la langue
avant tout! Quant aux participes, oh ! mon-
sieur, ces maudits participes étaient jusqu’à
ce jour les phénomènes grammaticaux les
plus rebelles à toute tentative de conciliation.
Impossible de les faire s’accorder entre eux,
ni avec leurs sujets, ni avec leurs verbes. Eh
bien, dans notre désir d’apaisement, nous
avons décidé de ne plus nous en occuper;
qu’ils s’arrangent entre eux, c’est leur affaire.
Et si, à l’avenir, ilsnépeuvent pas s’accorder
avec quelqu’un ce ne sera qu’avec nous !
Et enfin, ajouta mon illustre interlocuteur,
notez le chapitre des liaisons. Jusqu’à pré-
sent, des mots composés, comr e « belle-mère »,
s’écrivaient avec un trait d’u. ion. Supprimé,
ce trait d’union qui unissait impitoyablement
le gendre infortuné à l’acariâtre belle-mère!
Jusqu’à présent, on disait : les-z-huissiers.
Nous avons remplacé Vh initiale de ces offi-
ciers ministériels par un (ou une) h aspiré
(ou aspirée). Car enfin, est-il rien de plus
odieux que d’obliger les malheureux
qui ont été poursuivis, saisis, ven-
dus, à entretenir une liaison pa-
reille avec leurs persécuteurs?
De même nous laissons le
public libre de pronon-
cer « dé-haricots » ou
« des-z’-haricots
suivant qu’on
aime plus ou
moins ce
pétulant
Comment !, tu fumes ?
Nous jouons au train, c’est moi qui fait la locomotive.
Dessin d’Abel Faivre