— Et toi, mon fils, qui es-tu? Es-tu le Frère vengeur
du Chevalier de Malte?
— Je le suis.
Alors les chaînes tombèrent, une clef grinça dans la
serrure, et la porte tourna en gémissant sur ses gonds
rouillés.
— Suis-moi, fît le vieillard.
CHAPITRE III
Le complot.
Le vieillard, ou plutôt Booz — car c’était lui — était
juif, âgé de cent neuf ans et demi (tout en n’en pa-
raissant que cent sept), de petite taille et portant laid.
Ses yeux couverts d’une paire de lunettes dont l’un des
verres était convexe et fumé, l’autre concave et trico-
lore, dénotaient une vue peu ordinaire, cependant que
sa carnation grise et comme brouillée annonçait des
instincts séculaires de malpropreté.
... Après avoir suivi pendant quelques instants dans
le plus mortel silence un corridor étroit, Melchior,
précédé de son guide, était parvenu au seuil d’une
salle basse, à la fois humide et sombre, mais en re-
vanche horriblement enfumée. Autour de quelques
tables boiteuses, à peine éclairées par des lanternes
snurdes, étaient assis une vingtaine de truands, qui
semblaient de mauvaise mine, encore qu’ils eussent
l’air de jouir d’une excellente santé. Ils buvaient,
digéraient avec bruit et lutinaient en se rigolant de
gaillardes ribaudes.
Lors, la voix de Melchior s’éleva hautaine, presque
impérative :
— Le Rouquin surnommé Mouche-à-viande est-il ici?
4
Après avoir sui-
vi un corridor
étroit.
... Dans une salle terriblement enfumée.
— Me voici, capitaine, répondit une voix flûtée.
L’homme qui avait parlé ainsi — car c’était lui — portait lunettes
comme Booz ; mais ses bésicles, à la différence de celles du juif, se
composaient de deux verres écarlates et dénotaient de la part de
leur propriétaire une inextinguible soif de meurtre. De fait pas un
jour ne se passait sans que le Rouquin ne saignât quelque chrétien
avec circonstances atténuantes; il voyait continuellement rouge.
— Viens par ici, nous pourrons causer plus à l’aise, dit Mel-
chior à son compagnon en l’entraînant dans le fond de la salle.
D<? ce côté, la maison se terminait brusquement sur le fleuve; il
semblait donc qu’il n’y eût aucun espionnage à craindre. Cependant
les deux hommes se mirent à parler à
voix basse, et seuls, quelques mots plus
distinctement prononcés furent saisis
au vol par les buveurs eties ribaudes ;
« ... Masque de velours... bâillon... car-
rosse... porte dérobée... baiser égale-
ment dérobé... célérité... mystère...
ouvrage bien fait... discrétion. » Puis
de violents débats sur une question
d’argent: «Trente livres tournois... pas
assez de moitié... vingt-cinq écus nan-
tais... pas un maravédis de plus... no-
uante pistoles... marché de dupe, etc.»,
le tout mêlé d’horribles blasphèmes et
de mots espagnols.
Enfin la discussion prit fin et Mel-
chior, se levant, vint se placer à nou-
veau au centre de la salle :
— Frères, s’écria-t-il alors, j’ai vu le
maître; il va.bientôt revenir parmi les
siens. Peut-il compter sur votre dé-
vouement et sur votre fidélité?
— Nous le sommes, répondirent d’une
seule voix les buveurs.
Puis, spontanément :
— Vive le maître ! Vive Melchior,
notre capitaine !
La portière se souleva pour livrer
passage à une jeune fille d'un vi-
sage enchanteur.
. Il eût entendu, derrière la mu-
raille le bruit sourd d’un corps
tombant à l’eau.
A ce moment, si quelqu’un eût prêté attentivement l’oreille, il eût
entendu, derrière la muraille, le bruit sourd d’un corps tombant à
l’eau...
CHAPITRE IV
Les deux jeunes filles.
Au milieu de la rue des Tournelles, une vieille enseigne « L’Écu
de Jade » annonçait la boutique de maître Colin Cochonnet, mar-
chand drapier, syndic de la corporation et fournisseur de Monsieur
frère du roi.
Depuis la mort de sa regrettée femme, la prude dame Thibaude,
maître Colin vivait là seul avec ses aunes, ses courtauds de bou-
tique et sa fille unique, l’adorable Angela.
Angela pouvait avoir dix-sept ans, viennent les asperges. Elle
avait le regard d’une singulière douceur et ce charme troublant
qu’ont les blondes très blondes quand elles sont en deuil. Sa bouche
était de corail, ses pieds de duchesse
et sa robe de futaine noire très sim-
ple, engainant à ravir un corps mo-
delé par Cupido.
... Par une belle soirée d’avril, An-
gela était assise dans sa virginale
chambrette qu’égayaient des fleurs
embaumées et des canaris siffleurs.
Tout en caressant d’une main dis-
traite son chien fidèle, une bonne
bête noire et feu qui répondait au nom
de Blanchet, la jeune fille regardait
pensive les derniers feux du jour do-
rer les rideaux de sa fenêtre.
Soudain la lourde portière, qui don-
nait accès dans la pièce, se souleva
pour livrer passage à une autre jeune
fille d’un visage enchanteur.
Dolorès — car c’était elle — pouvait
avoir dix-sept ans, viennent les cour-
ges. Elle avait le regard d’une singu-
lière profondeur et ce charme trou-
blant qu’ont les brunes très brunes
quand elles ont tant d’œil. Il faudrait
le pinceau de Troyon ou de Rosa
Bonheur pour décrire les appas de cette fascinatrice créature, d’ail-
leurs espagnole.
— Est-ce toi, Do-
lorès, chère cama-
rade de ma jeunesse?
— s’écria Angela -—
toi qui partageas mes
jeux innocents et
mes humbles tra-
vaux? toi qui, sur la
blanche matité de
tes bras, portes, ta-
toué à l’encre bleue,
un cœur enflammé
dans un faisceau de
flèches?... (étrange
mystère !) Que signi-
fie ce signe indélébile? On l’ignore. Et d’abord quels étaient tes
pareats? Nul ne l’a jamais su. Tu te rappelles vaguement avoir vu
dans ta toute petite enfance une
femme aux traits nobles et fins se
pencher sur ton berceau. Cette fem-
me, tout le monde l’appelait : « Ma-
dame la comtesse. » Puis, par une
nuit sans lune, tu t’es vue emportée
dans une forêt profonde ; mais un
brouillard tombe suintes souvenirs.
Tu as sans doute beaucoup voyagé
dans la compagnie d’une tribu de
Zingares et parcouru l’Europe en
tout sens, jusqu’au jour où, frappée
de ta gentillesse, feu ma bonne mère
t’adopta. Depuis lors, tu as passé des
jours paisibles au couvent des Zoi-
seaux et trouvé en moi une véritable
sœur, aimante et douce... üh, je suis
heureuse de te revoir!... J’ai tant
besoin de ton appui... !
La jeune fille s’arrêta, suffoquée
par un flot de larmes.
— Qu’as-tu ? s’écria Dolorès,
qu’as-tu? oh ! qu’as-tu?
Vaincue par cette tendre sollici-
tude, Angela se tamponna les yeux,
puis, le front coloré d’un pudique
incarnat, commença en ces termes:
— L’autre jour, je fus avec mon
père vénéré au Pré-aux-Clercs pour
assister au concours d’arquebuse-
rie. C’était par une belle matinée
de printemps. Tout semblait'renaître c’était le printemps.
une femme aux traits nobles et fins se pencher sur
ton berceau.
du Chevalier de Malte?
— Je le suis.
Alors les chaînes tombèrent, une clef grinça dans la
serrure, et la porte tourna en gémissant sur ses gonds
rouillés.
— Suis-moi, fît le vieillard.
CHAPITRE III
Le complot.
Le vieillard, ou plutôt Booz — car c’était lui — était
juif, âgé de cent neuf ans et demi (tout en n’en pa-
raissant que cent sept), de petite taille et portant laid.
Ses yeux couverts d’une paire de lunettes dont l’un des
verres était convexe et fumé, l’autre concave et trico-
lore, dénotaient une vue peu ordinaire, cependant que
sa carnation grise et comme brouillée annonçait des
instincts séculaires de malpropreté.
... Après avoir suivi pendant quelques instants dans
le plus mortel silence un corridor étroit, Melchior,
précédé de son guide, était parvenu au seuil d’une
salle basse, à la fois humide et sombre, mais en re-
vanche horriblement enfumée. Autour de quelques
tables boiteuses, à peine éclairées par des lanternes
snurdes, étaient assis une vingtaine de truands, qui
semblaient de mauvaise mine, encore qu’ils eussent
l’air de jouir d’une excellente santé. Ils buvaient,
digéraient avec bruit et lutinaient en se rigolant de
gaillardes ribaudes.
Lors, la voix de Melchior s’éleva hautaine, presque
impérative :
— Le Rouquin surnommé Mouche-à-viande est-il ici?
4
Après avoir sui-
vi un corridor
étroit.
... Dans une salle terriblement enfumée.
— Me voici, capitaine, répondit une voix flûtée.
L’homme qui avait parlé ainsi — car c’était lui — portait lunettes
comme Booz ; mais ses bésicles, à la différence de celles du juif, se
composaient de deux verres écarlates et dénotaient de la part de
leur propriétaire une inextinguible soif de meurtre. De fait pas un
jour ne se passait sans que le Rouquin ne saignât quelque chrétien
avec circonstances atténuantes; il voyait continuellement rouge.
— Viens par ici, nous pourrons causer plus à l’aise, dit Mel-
chior à son compagnon en l’entraînant dans le fond de la salle.
D<? ce côté, la maison se terminait brusquement sur le fleuve; il
semblait donc qu’il n’y eût aucun espionnage à craindre. Cependant
les deux hommes se mirent à parler à
voix basse, et seuls, quelques mots plus
distinctement prononcés furent saisis
au vol par les buveurs eties ribaudes ;
« ... Masque de velours... bâillon... car-
rosse... porte dérobée... baiser égale-
ment dérobé... célérité... mystère...
ouvrage bien fait... discrétion. » Puis
de violents débats sur une question
d’argent: «Trente livres tournois... pas
assez de moitié... vingt-cinq écus nan-
tais... pas un maravédis de plus... no-
uante pistoles... marché de dupe, etc.»,
le tout mêlé d’horribles blasphèmes et
de mots espagnols.
Enfin la discussion prit fin et Mel-
chior, se levant, vint se placer à nou-
veau au centre de la salle :
— Frères, s’écria-t-il alors, j’ai vu le
maître; il va.bientôt revenir parmi les
siens. Peut-il compter sur votre dé-
vouement et sur votre fidélité?
— Nous le sommes, répondirent d’une
seule voix les buveurs.
Puis, spontanément :
— Vive le maître ! Vive Melchior,
notre capitaine !
La portière se souleva pour livrer
passage à une jeune fille d'un vi-
sage enchanteur.
. Il eût entendu, derrière la mu-
raille le bruit sourd d’un corps
tombant à l’eau.
A ce moment, si quelqu’un eût prêté attentivement l’oreille, il eût
entendu, derrière la muraille, le bruit sourd d’un corps tombant à
l’eau...
CHAPITRE IV
Les deux jeunes filles.
Au milieu de la rue des Tournelles, une vieille enseigne « L’Écu
de Jade » annonçait la boutique de maître Colin Cochonnet, mar-
chand drapier, syndic de la corporation et fournisseur de Monsieur
frère du roi.
Depuis la mort de sa regrettée femme, la prude dame Thibaude,
maître Colin vivait là seul avec ses aunes, ses courtauds de bou-
tique et sa fille unique, l’adorable Angela.
Angela pouvait avoir dix-sept ans, viennent les asperges. Elle
avait le regard d’une singulière douceur et ce charme troublant
qu’ont les blondes très blondes quand elles sont en deuil. Sa bouche
était de corail, ses pieds de duchesse
et sa robe de futaine noire très sim-
ple, engainant à ravir un corps mo-
delé par Cupido.
... Par une belle soirée d’avril, An-
gela était assise dans sa virginale
chambrette qu’égayaient des fleurs
embaumées et des canaris siffleurs.
Tout en caressant d’une main dis-
traite son chien fidèle, une bonne
bête noire et feu qui répondait au nom
de Blanchet, la jeune fille regardait
pensive les derniers feux du jour do-
rer les rideaux de sa fenêtre.
Soudain la lourde portière, qui don-
nait accès dans la pièce, se souleva
pour livrer passage à une autre jeune
fille d’un visage enchanteur.
Dolorès — car c’était elle — pouvait
avoir dix-sept ans, viennent les cour-
ges. Elle avait le regard d’une singu-
lière profondeur et ce charme trou-
blant qu’ont les brunes très brunes
quand elles ont tant d’œil. Il faudrait
le pinceau de Troyon ou de Rosa
Bonheur pour décrire les appas de cette fascinatrice créature, d’ail-
leurs espagnole.
— Est-ce toi, Do-
lorès, chère cama-
rade de ma jeunesse?
— s’écria Angela -—
toi qui partageas mes
jeux innocents et
mes humbles tra-
vaux? toi qui, sur la
blanche matité de
tes bras, portes, ta-
toué à l’encre bleue,
un cœur enflammé
dans un faisceau de
flèches?... (étrange
mystère !) Que signi-
fie ce signe indélébile? On l’ignore. Et d’abord quels étaient tes
pareats? Nul ne l’a jamais su. Tu te rappelles vaguement avoir vu
dans ta toute petite enfance une
femme aux traits nobles et fins se
pencher sur ton berceau. Cette fem-
me, tout le monde l’appelait : « Ma-
dame la comtesse. » Puis, par une
nuit sans lune, tu t’es vue emportée
dans une forêt profonde ; mais un
brouillard tombe suintes souvenirs.
Tu as sans doute beaucoup voyagé
dans la compagnie d’une tribu de
Zingares et parcouru l’Europe en
tout sens, jusqu’au jour où, frappée
de ta gentillesse, feu ma bonne mère
t’adopta. Depuis lors, tu as passé des
jours paisibles au couvent des Zoi-
seaux et trouvé en moi une véritable
sœur, aimante et douce... üh, je suis
heureuse de te revoir!... J’ai tant
besoin de ton appui... !
La jeune fille s’arrêta, suffoquée
par un flot de larmes.
— Qu’as-tu ? s’écria Dolorès,
qu’as-tu? oh ! qu’as-tu?
Vaincue par cette tendre sollici-
tude, Angela se tamponna les yeux,
puis, le front coloré d’un pudique
incarnat, commença en ces termes:
— L’autre jour, je fus avec mon
père vénéré au Pré-aux-Clercs pour
assister au concours d’arquebuse-
rie. C’était par une belle matinée
de printemps. Tout semblait'renaître c’était le printemps.
une femme aux traits nobles et fins se pencher sur
ton berceau.