LA VIE TERRE A TERRE
S
£
Parmi tant de professions qui offrent à l’activité humaine leurs avenues remplies
d’or, d'honneurs ou de voluptés — au choix — il avait adopté celle qui lui semblait
mener le plus directement à la troisième des susdites avenues : incorrigible coureur, il
Ur- iï fut cul-de-jatte. 11 faut ajouter toutefois qu’il était puissamment doué pour jouer ce rôle
social, une ingrate nature ayant omis de lui fournir le prolongement inférieur qui est en
usage chez la plupart des hommes et chez la grande majorité des femmes; à partir d’un certain
point, innommable en style noble, elle s’était arrêtée court, très court, et, si elle lui avait
donné de quoi s’asseoir, c’était tout juste. Mais cette légère omission n’était pas pour embar-
rasser notre héros, au contraire; il se félicitait de posséder, de naissance, un avantage que d’autres
n’acquièrent qu’au prix d’opérations dangereuses, et, décidé à tirer parti de l’originalité de son
anatomie, il avait à peine atteint
HISTOIRE DE DEUX AMOUREUX, d’uNE MERE IMPLACABLE
ET D’UN COUP DE VENT
%
l J/JK/? r È l’âge de raison qu’il commençait
ses folies. Il ne pouvait aperce-
voir un cotillon sans avoir envie
d’y courir sus — pour parler dé
cemment. Et je n’étonnerai que
des observateurs dénués de la
faculté de déduction en affirmant
que ses succès furent nombreux
En effet, à première vue, i
plaisait aux femmes, qui aiment
tant qu’on soit toujours à leurs
genoux; pour elles, il n’était pas
tout le monde. Il y avait dans
sa tournure un je ne sais
quoi qui le distinguait
violemment du vulgai-
re; enfin ce n’était
pas l’éternel et ba-
nal marcheur. Son
costume même, in-
dice d’un goût sûr,
n’avaitriendetrop.
Ses manières
étaient à l’avenant
et ne trahissaient
rien de bas, quoi qu’on pût craindre d’abord. Il affectait de mépriser les procédés grossiers — tels que celui de faire du pied — et cepen-
dant arrivait très vite à l’intimité : il n’avait qu’à étendre la main, pour ainsi dire. Il aimait le monde, même ou surtout pour ses affaires
— il faut bien vivre qu’il n’eût voulu exercer ailleurs que sur les boulevards. Le siège de son industrie était d’ailleurs bien placé ; c’était
ce qu’on peut appeler une situation assise, donnant des revenus presque fixes ; si l’on ajoute qu’il avait une part dans un cheval
de course, une jambe de derrière qui, à elle seule, lui eût assuré la vie matérielle, on comprendra qu’il jouissait d’une large aisance. Dé-
pensant pou, du reste; pour ses costumes, toujours sobre, il bénéficiait d’une forte réduction chez les tailleurs, et il ignorait le luxe
*3
Ç. 2>eW>-
L ESPRIT DES CHOSES
Le Fauteuil. — Est-ce vrai ce qu'on dit, que
vous avez déjà été condamnée?
La Porte. — Dites donc, est-ce que ça vous re-
garde? Est-ce que je m’occupe de votre dossier ?
Dessin de Delaw.
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Parmi tant de professions qui offrent à l’activité humaine leurs avenues remplies
d’or, d'honneurs ou de voluptés — au choix — il avait adopté celle qui lui semblait
mener le plus directement à la troisième des susdites avenues : incorrigible coureur, il
Ur- iï fut cul-de-jatte. 11 faut ajouter toutefois qu’il était puissamment doué pour jouer ce rôle
social, une ingrate nature ayant omis de lui fournir le prolongement inférieur qui est en
usage chez la plupart des hommes et chez la grande majorité des femmes; à partir d’un certain
point, innommable en style noble, elle s’était arrêtée court, très court, et, si elle lui avait
donné de quoi s’asseoir, c’était tout juste. Mais cette légère omission n’était pas pour embar-
rasser notre héros, au contraire; il se félicitait de posséder, de naissance, un avantage que d’autres
n’acquièrent qu’au prix d’opérations dangereuses, et, décidé à tirer parti de l’originalité de son
anatomie, il avait à peine atteint
HISTOIRE DE DEUX AMOUREUX, d’uNE MERE IMPLACABLE
ET D’UN COUP DE VENT
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l J/JK/? r È l’âge de raison qu’il commençait
ses folies. Il ne pouvait aperce-
voir un cotillon sans avoir envie
d’y courir sus — pour parler dé
cemment. Et je n’étonnerai que
des observateurs dénués de la
faculté de déduction en affirmant
que ses succès furent nombreux
En effet, à première vue, i
plaisait aux femmes, qui aiment
tant qu’on soit toujours à leurs
genoux; pour elles, il n’était pas
tout le monde. Il y avait dans
sa tournure un je ne sais
quoi qui le distinguait
violemment du vulgai-
re; enfin ce n’était
pas l’éternel et ba-
nal marcheur. Son
costume même, in-
dice d’un goût sûr,
n’avaitriendetrop.
Ses manières
étaient à l’avenant
et ne trahissaient
rien de bas, quoi qu’on pût craindre d’abord. Il affectait de mépriser les procédés grossiers — tels que celui de faire du pied — et cepen-
dant arrivait très vite à l’intimité : il n’avait qu’à étendre la main, pour ainsi dire. Il aimait le monde, même ou surtout pour ses affaires
— il faut bien vivre qu’il n’eût voulu exercer ailleurs que sur les boulevards. Le siège de son industrie était d’ailleurs bien placé ; c’était
ce qu’on peut appeler une situation assise, donnant des revenus presque fixes ; si l’on ajoute qu’il avait une part dans un cheval
de course, une jambe de derrière qui, à elle seule, lui eût assuré la vie matérielle, on comprendra qu’il jouissait d’une large aisance. Dé-
pensant pou, du reste; pour ses costumes, toujours sobre, il bénéficiait d’une forte réduction chez les tailleurs, et il ignorait le luxe
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L ESPRIT DES CHOSES
Le Fauteuil. — Est-ce vrai ce qu'on dit, que
vous avez déjà été condamnée?
La Porte. — Dites donc, est-ce que ça vous re-
garde? Est-ce que je m’occupe de votre dossier ?
Dessin de Delaw.