L’IRRÉSISTIBLE EUGÈNE
Si oa parlait de femmes devant Eugène, il
prenait un air supérieur : l’air d’un vieux
loup de mer devant lequel de jeunes calicots
parisiens parlent de canotage.
Telle petite ouvrière, amenée au café par
tel de ses amis, n’était « vraiment pas mal »,
mais elle était « commune. » Telle autre était
« bonne fille », mais •« banale comme une
borne ». Sans qu’il daignât jamais s’expliquer
formellement sur ses propres aventures, il
laissait supposer que les moindres de ses
conquêtes devaient être des marquises.
Expédients en usage pour berner les maris,
infaillibles séductions
venant à bout des
femmes les plus re-
belles, recettes pour
triompher des plus
terribles rivaux..., l’ir-
résistible Eugène de-
vait certainement con-
naître tout cela très à
fond, —• comme un
vieuxcurê connaît son
bréviaire.
Cependant un repro-
che aurait pu lui être
adressé. Pareil à ces
critiques qui se mon-
trent très sévères et
ne produisent jamais
aucune œuvre person-
nelle, Eugène se con-
tentait de dédaigner
les « médiocres » con-
quêtes de ses camara-
des, et n’exhibait ja-
mais aucune de ses
maîtresses.
— Aucune de ses
maîtresses! reprenait
sarcastiquement un de
ses collègues de bu-
reau, son ennemi inti-
me. Comme si le mon-
sieur en a jamais eu!
Dites-lui donc d’abor-
der dans la' rue la
moindre petite modis-
te, et vous verrez
comme il sera gauche
et embarrassé!
Plus d’une , fois ces
propos malveillants
vinrent aux oreilles
d’Eugène, qui préféra
avoir l’air de les
ignorer. Quoique le
défi devînt de jour en
jour plus clair, ilévita
de relever le gant.
Bien des mois se
passèrent, pendant
lesquels il dut subir
patiemment les sar-
casmes des railleurs.
Mais le 17 avril, len-
demain du lundi de Pâ-
ques, fut son jour de
revanche.
Un de ses collè-
gues, qui l’avait ren-
contré, la veille, au
bras d'une jeune et
jolie femme élégam-
ment vêtue, le plai-
santa tout haut. Eu-
gène, qui, au fond,
était enchanté de cet
incident, prit un air
contrarié.
Avec quelle mo-
destie, avec quelle
mine piteuse, il se
laissa « tirer les vers
Aux airs mystérieux que prit Eugène le
samedi suivant, il fut impossible aux moins
perspicaces de ses collègues de ne pas com-
prendre que cette fameuse rencontre devait
avoir lieu le lendemain dimanche.
Le lundi matin, pour la première fois de sa
vie, il ne vint pas à son bureau, à l’heure
habituelle. Si légendaire était sa régularité,
qu’au bout de dix minutes on pensa qu’il lui
était certainement arrivé quelque chose de
très grave.
A dix heures, se présenta un inspecteur de
police, en quête de renseignements. Ce fut
par lui qu’on apprit la nouvelle.
La veille, Eugène et sa femme mariée, dès
leur premier rendez-vous sérieux, s’étaient
fait surprendre. Envoyés au Dépôt ils y atten-
daient l’interrogatoire du juge d’instruction.
Quelques-uns des
partisans d’Eugène
obtinrent l’autorisa-
tion de le voir dans
sa prison, quatre ou
cinq jours plus tard.
Ils trouvèrent en lui,
non pas un homme
abattu et découragé,
mais une sorte de
martyr, qui leur lais-
sa entendre que de
telles aventures cons-
tituent simple m ent
pour les don Juans
de son espèce « les
risques du métier ».
Ce fut avec un or-
gueil — un orgueil
qu’il essayait vaine-
ment d(! dissimuler
sous des airs d’hom-
me rompu à « de pa-
reilles misères », —
qu’il comparut, à
quelque temps de là,
en correctionnel 1 e.
Avec quelle modestie,
saturée de fierté et
de vanité satisfaites,
il accueillit sa con-
damnation à trois mois
de prison !
Le cas d'Eugène
n’ayant rien de dé-
shonorant, des pro-
tecteurs obtinrent
qu’il conservât sa pla-
ce. Sus collègues de
bureau virent donc
cet h . mme illustre
reprendre parmi eux,
nouveau Cincinna-
tus, la tâche journa-
lière.
Désormais, il ne fut
pluspossible de parler
de femmes et d’aven-
tures d’amour sans le
consulter du regard.
Ceux qui se vantaient
d’ordinaires bonnes
fortunes, comme il en
échoil à tout homme,
semblaient implorer
son indulgence et son
approbation.
Comment s’entrete-
nir de petites ouvrières
et de rivaux minables
devanl ce séducteur...
qui venait de défrayer
. toutes les” conversa-
tions de Paris avec sa
« femme mariée » !
Impossible, du res-
te, de faire dire à Eu-
gène s’il continuait à
la voir.
On en était iéduit
à de lancinantes con-
du nez... », et avec quelle jouissance! De
menus aveux..., qu’il brûlait de faire, durent
lui être arrachés.
La femme rencontrée à son bras, « une de
ses nombreuses maîtresses », était une
femme mariée, qui habitait dans la même
maison que lui, mais au premier étage. Le
mari n’était autre qu’un célèbre financier,
député, officier de la Légion d’honneur.
C’était la dame elle-même qui, à la suite de
paroles de politesse échangées dans l’esca-
lier, avait fait des avances. Lui, Eugène, «s’é-
tait laissé faire ». Il n’y avait guère qu’une hui-
taine de jours qu’ils avaient noué leur petite
intrigue et qu’ils sortaient ensemble; et
déjà, incapable de lui résister plus longtemps,
elle avait promis de se donner à lui, dès
leur prochaine rencontre.
BON SANG NE PEUT MENTIR
— Eh bien, mes enfants, si je divorçais avec votre père, avec qui iriez-vous?
— Ben, parbleu, avec papa, puisque c'est lui qui a l’argent. Dessin de Miss Hoss.
Si oa parlait de femmes devant Eugène, il
prenait un air supérieur : l’air d’un vieux
loup de mer devant lequel de jeunes calicots
parisiens parlent de canotage.
Telle petite ouvrière, amenée au café par
tel de ses amis, n’était « vraiment pas mal »,
mais elle était « commune. » Telle autre était
« bonne fille », mais •« banale comme une
borne ». Sans qu’il daignât jamais s’expliquer
formellement sur ses propres aventures, il
laissait supposer que les moindres de ses
conquêtes devaient être des marquises.
Expédients en usage pour berner les maris,
infaillibles séductions
venant à bout des
femmes les plus re-
belles, recettes pour
triompher des plus
terribles rivaux..., l’ir-
résistible Eugène de-
vait certainement con-
naître tout cela très à
fond, —• comme un
vieuxcurê connaît son
bréviaire.
Cependant un repro-
che aurait pu lui être
adressé. Pareil à ces
critiques qui se mon-
trent très sévères et
ne produisent jamais
aucune œuvre person-
nelle, Eugène se con-
tentait de dédaigner
les « médiocres » con-
quêtes de ses camara-
des, et n’exhibait ja-
mais aucune de ses
maîtresses.
— Aucune de ses
maîtresses! reprenait
sarcastiquement un de
ses collègues de bu-
reau, son ennemi inti-
me. Comme si le mon-
sieur en a jamais eu!
Dites-lui donc d’abor-
der dans la' rue la
moindre petite modis-
te, et vous verrez
comme il sera gauche
et embarrassé!
Plus d’une , fois ces
propos malveillants
vinrent aux oreilles
d’Eugène, qui préféra
avoir l’air de les
ignorer. Quoique le
défi devînt de jour en
jour plus clair, ilévita
de relever le gant.
Bien des mois se
passèrent, pendant
lesquels il dut subir
patiemment les sar-
casmes des railleurs.
Mais le 17 avril, len-
demain du lundi de Pâ-
ques, fut son jour de
revanche.
Un de ses collè-
gues, qui l’avait ren-
contré, la veille, au
bras d'une jeune et
jolie femme élégam-
ment vêtue, le plai-
santa tout haut. Eu-
gène, qui, au fond,
était enchanté de cet
incident, prit un air
contrarié.
Avec quelle mo-
destie, avec quelle
mine piteuse, il se
laissa « tirer les vers
Aux airs mystérieux que prit Eugène le
samedi suivant, il fut impossible aux moins
perspicaces de ses collègues de ne pas com-
prendre que cette fameuse rencontre devait
avoir lieu le lendemain dimanche.
Le lundi matin, pour la première fois de sa
vie, il ne vint pas à son bureau, à l’heure
habituelle. Si légendaire était sa régularité,
qu’au bout de dix minutes on pensa qu’il lui
était certainement arrivé quelque chose de
très grave.
A dix heures, se présenta un inspecteur de
police, en quête de renseignements. Ce fut
par lui qu’on apprit la nouvelle.
La veille, Eugène et sa femme mariée, dès
leur premier rendez-vous sérieux, s’étaient
fait surprendre. Envoyés au Dépôt ils y atten-
daient l’interrogatoire du juge d’instruction.
Quelques-uns des
partisans d’Eugène
obtinrent l’autorisa-
tion de le voir dans
sa prison, quatre ou
cinq jours plus tard.
Ils trouvèrent en lui,
non pas un homme
abattu et découragé,
mais une sorte de
martyr, qui leur lais-
sa entendre que de
telles aventures cons-
tituent simple m ent
pour les don Juans
de son espèce « les
risques du métier ».
Ce fut avec un or-
gueil — un orgueil
qu’il essayait vaine-
ment d(! dissimuler
sous des airs d’hom-
me rompu à « de pa-
reilles misères », —
qu’il comparut, à
quelque temps de là,
en correctionnel 1 e.
Avec quelle modestie,
saturée de fierté et
de vanité satisfaites,
il accueillit sa con-
damnation à trois mois
de prison !
Le cas d'Eugène
n’ayant rien de dé-
shonorant, des pro-
tecteurs obtinrent
qu’il conservât sa pla-
ce. Sus collègues de
bureau virent donc
cet h . mme illustre
reprendre parmi eux,
nouveau Cincinna-
tus, la tâche journa-
lière.
Désormais, il ne fut
pluspossible de parler
de femmes et d’aven-
tures d’amour sans le
consulter du regard.
Ceux qui se vantaient
d’ordinaires bonnes
fortunes, comme il en
échoil à tout homme,
semblaient implorer
son indulgence et son
approbation.
Comment s’entrete-
nir de petites ouvrières
et de rivaux minables
devanl ce séducteur...
qui venait de défrayer
. toutes les” conversa-
tions de Paris avec sa
« femme mariée » !
Impossible, du res-
te, de faire dire à Eu-
gène s’il continuait à
la voir.
On en était iéduit
à de lancinantes con-
du nez... », et avec quelle jouissance! De
menus aveux..., qu’il brûlait de faire, durent
lui être arrachés.
La femme rencontrée à son bras, « une de
ses nombreuses maîtresses », était une
femme mariée, qui habitait dans la même
maison que lui, mais au premier étage. Le
mari n’était autre qu’un célèbre financier,
député, officier de la Légion d’honneur.
C’était la dame elle-même qui, à la suite de
paroles de politesse échangées dans l’esca-
lier, avait fait des avances. Lui, Eugène, «s’é-
tait laissé faire ». Il n’y avait guère qu’une hui-
taine de jours qu’ils avaient noué leur petite
intrigue et qu’ils sortaient ensemble; et
déjà, incapable de lui résister plus longtemps,
elle avait promis de se donner à lui, dès
leur prochaine rencontre.
BON SANG NE PEUT MENTIR
— Eh bien, mes enfants, si je divorçais avec votre père, avec qui iriez-vous?
— Ben, parbleu, avec papa, puisque c'est lui qui a l’argent. Dessin de Miss Hoss.