Le rire: journal humoristique (8.1901-1902 (Nr. 365-416))

Il est bien convenu, n'est-ce pas, entre nous, qu'il n'y a plus,
qu'il ne doit plus y avoir personne à Paris entre le 1er août et la
mi-septembre. On doit être dans la montagne, à la plage ou en
ses terres. La présence à Paris, pendant six semaines, d'une per-
sonne de bon ton constitue presque un attentat aux simples
convenances ; et, tout un hiver, on est montré au doigt comme
un objet de curiosité.

Aussi, fut-ce avec une stupéfaction inquiète, un émoi doulou-
reux que, l'autre jour, dans la troisième semaine d'août, je crus
reconnaître, au Bois de Boulogne, un des beaux les plus persis-
tants de Paris, l'octogénaire baron Antliime Forgemol.

Son griffon d'Ecosse sur les genoux, son jonc à pomme d'or
aux dents (las! au dentier, plutôt!), le baron était assis dans un
fauteuil rustique, près des Lacs, sur la route qui mène au Pré
Catelan. Le monocle cerclé d'or sous l'arcade sourcilière droite,
le baron était vêtu, à la jeune homme, d'un complet veston
à'homcspun léger et clair ; et il portait crânement sur l'oreille
le paillon à bords minuscules de nos élégants. Quand ses amis
le raillent doucement de ses prétentions juvéniles, il répond
qu'il ne faut jamais « donner l'exemple de la vieillesse ». — Ce
qui est un mot qui dépeint l'homme.

D'ailleurs, le baron Anthime s'est conservé par le tub, la
chasse et les sports. Il a, l'un des premiers, adopté l'extenseur;
et il lui arrive quelquefois encore, dans la salle d'escrime de son
cercle, de faire à un jeune amateur la faveur d'un coup d'épée
•mm qu'il est, bien entendu, de toute courtoisie de lui laisser
prendre. Avec M. Ernest Legouvé, son labadens de Louis-le-

Grand, il partage volontiers la présidence honoraire des assauts
sensationnels.

D'un blanc d'argent, et drus encore par endroits, ses cheveux
sont bien ;ï lui, mais on le soupçonne de faire baleiner son gilet.
Enfin, pour ma part, je me résignerais volontiers à, porter den-
tier, corset, — voire même perruque — et aussi beau, à quatre-
vingt-sept ans !... Et vous aussi !...

Je vous ai donc dit mon émotion à rencontrer le vieux mon-
dain, en plein été, ailleurs qu'à Houlgate, Royan ou San Moritz...
je pensais qu'il valait mieux sembler ne pas l'avoir vu, et je m'ap-
prêtais à passer d'un air indifférent sur l'autre trottoir, quand,
soudain, il dirigea vers moi l'éclair de son monocle et me fit de
la main, souriant, un petit signe de reconnaissance...

— Bonjour, baron.... Quel, hasard?...

— Eh ! mon bon, vous le voyez, je prends l'air...

— Ah !!...

Cet ah ! ingénu résumait tous mes ctonnements... Le baron le
comprit sans doute, car, toujours souriant, il me considéra quel-
ques secondes de son air malin.

— Eh! eh! je vois... Vous aussi, jeune homme, vous vous
étonnez de me rencontrer ici...

— Dame, mon cher baron!...

— Evidemment... évidemment, la place d'un vieux Parisien
comme moi n'est pas en ce moment à Paris... C'est bien ça que
vous pensez, hein, jeune homme?...

— Mon Dieu, baron...

— Bah ! vous pouvez bien l'avouer... et, il y a quelques années