PETITES ODYSSÉES
LE ROLE DE LA NATURE
Fanny piquait des points de laine jaune
dans le canevas de sa tapisserie. De l'autre
côté de la table, Jehan Fardot, son ami,
écrivait le xme chapitre de son roman, les
Amants de la Duchesse,
Fanny pensait, depuis une demi-heure,
à Mme Bertin, la concierge, à sa cousine
Laure qui avait épousé un sergent-major,
au divorce de l'épicier du coin. Pour ne
point s'attirer le reproche quotidien : « Tu
ne t'intéresses jamais à ce que je fais, » elle
demanda :
— Eh bien, Jehan, ça avance ta petite
histoire?
Jehan allongea un énergique coup de
poing à son bureau :
— N. de D. de n. de D. de n. de D! Il n'y
a pas moyen de travailler, icil Tu parles
tout le temps 1
Cette fois, ce fut le tour de Jehan de bri-
ser le silence :
— Dis^donc, Fanny, je n'ignore pas que
tu ne portes aucune sorte d'intérêt à mes
travaux. Mais enfin je voudrais te lire,
quand même, le début de mon chapitre xm.
Tu te rappelles exactement où nous en
sommes. Le duc vient d'apprendre (au cha-
pitre xn) que Blusigny est sur le point de
devenir l'amant de sa femme, et que la
duchesse et lui ont pris rendez-vous pour
le lendemain matin, onze heures et quart,
aux Acacias. J'ai laissé le lecteur haletant.
J'ai posé ce cruel point d'interrogation : le
duc ira-t-il, n'ira-t-il pas au rendez-vous que
la duchesse a accordé à son amant? A toi,
je peux le dire. Il ira. Mais, tiens, écoute...
« Blusigny descendait l'avenue du Bois.
« Il promenait son regard sur le sol qui
« disparaissait sous la neige, toute la nuit
* tombée. Sous leur fourrure blanche, les
« arbres semblaient plus sveltes. C'était un
« rayonnement éclatant et joyeux. Le vent
« chantait sa chanson, jouait avec la pous-
« sière, 'a lançait en tourbillons mutins, la
« ramenait, la promenait.
« Sur le sol, durci par le gel, le pas de
« Blusigny sonnait fort. Le froid vif lui
« communiquait une énergie et une allé-
« gresse neuves... »
Pendant la lecture de cette page, Fanny
s'était souvenu que le sergent-major, mari
de Laure, avait été promu adjudant. Pour
témoigner cependant à Jehan l'intérêt très
sincère qu'elle prenait à l'éclosion de son
œuvre, elle murmura :
— C'est réellement très bien, mon coco,
très, très bien. Maintenant, je ne sais pas
si moi, à ta place, je n'aurais pas commencé
le chapitre par le mari...
Jehan Fardot se gratta le front, un mo-
ment, en silence.
— Tu dis, par le mari?... Tu as peut-être
raison.
Il biffa le début de son chapitre, se cou-
cha à nouveau sur la table. Au bout d'un
instant, il poussa un soupir de soulagement,
écarta sa chaise, abandonna son porte-
plume.
— Tiens, Fanny, écoute. Je crois que c'est
mieux.
« Le duc descendait l'avenue du Bois. Il
« promenait son regard sur le sol qui dis-
« paraissait sous la neige, toute la nuit
« tombée. Sous leur linceul blanc, les ar-
« bres semblaient plus mornes. C'était une
« réverbération aveuglante et triste. Le
« vent hurlait sa plainte, soulevait la pous-
« sière, la lançait en tourbillons terribles,
« la couchait, la chassait.
« Sur le sol, défoncé par le gel, le pas du
« duc rendait un son mou. Le froid coupant
« lui enlevait toute énergie, et ralentissait
« sa marche... »
Pendant cette seconde lecture, Fanny
avait songé que, si le mari de Laure était
effectivement passé adjudant, il avait vu sa
retraite de 325 francs élevée à 420. Pour
marquer cependant à Jehan l'intérêt très
vif qu'elle prenait à l'éclosion de son oeuvre,
elle murmura :
— C'est très bien, mon coco, très, très,
très bien. Maintenant moi, à ta place, j'au-
rais peut-être plutôt commencé par l'amant.
Pardonne-moi. Mais je crois que le duc ne
saurait voir tout ce que tu lui fais voir,
puisque tu t'es trouvé contraint, au cha-
pitre x, de le rendre aveugle, afin que Blu-
signy pût plus facilement piquer des baisers
dans le cou de sa femme, en sa présence.
Max et Alex Fischer.
LE ROLE DE LA NATURE
Fanny piquait des points de laine jaune
dans le canevas de sa tapisserie. De l'autre
côté de la table, Jehan Fardot, son ami,
écrivait le xme chapitre de son roman, les
Amants de la Duchesse,
Fanny pensait, depuis une demi-heure,
à Mme Bertin, la concierge, à sa cousine
Laure qui avait épousé un sergent-major,
au divorce de l'épicier du coin. Pour ne
point s'attirer le reproche quotidien : « Tu
ne t'intéresses jamais à ce que je fais, » elle
demanda :
— Eh bien, Jehan, ça avance ta petite
histoire?
Jehan allongea un énergique coup de
poing à son bureau :
— N. de D. de n. de D. de n. de D! Il n'y
a pas moyen de travailler, icil Tu parles
tout le temps 1
Cette fois, ce fut le tour de Jehan de bri-
ser le silence :
— Dis^donc, Fanny, je n'ignore pas que
tu ne portes aucune sorte d'intérêt à mes
travaux. Mais enfin je voudrais te lire,
quand même, le début de mon chapitre xm.
Tu te rappelles exactement où nous en
sommes. Le duc vient d'apprendre (au cha-
pitre xn) que Blusigny est sur le point de
devenir l'amant de sa femme, et que la
duchesse et lui ont pris rendez-vous pour
le lendemain matin, onze heures et quart,
aux Acacias. J'ai laissé le lecteur haletant.
J'ai posé ce cruel point d'interrogation : le
duc ira-t-il, n'ira-t-il pas au rendez-vous que
la duchesse a accordé à son amant? A toi,
je peux le dire. Il ira. Mais, tiens, écoute...
« Blusigny descendait l'avenue du Bois.
« Il promenait son regard sur le sol qui
« disparaissait sous la neige, toute la nuit
* tombée. Sous leur fourrure blanche, les
« arbres semblaient plus sveltes. C'était un
« rayonnement éclatant et joyeux. Le vent
« chantait sa chanson, jouait avec la pous-
« sière, 'a lançait en tourbillons mutins, la
« ramenait, la promenait.
« Sur le sol, durci par le gel, le pas de
« Blusigny sonnait fort. Le froid vif lui
« communiquait une énergie et une allé-
« gresse neuves... »
Pendant la lecture de cette page, Fanny
s'était souvenu que le sergent-major, mari
de Laure, avait été promu adjudant. Pour
témoigner cependant à Jehan l'intérêt très
sincère qu'elle prenait à l'éclosion de son
œuvre, elle murmura :
— C'est réellement très bien, mon coco,
très, très bien. Maintenant, je ne sais pas
si moi, à ta place, je n'aurais pas commencé
le chapitre par le mari...
Jehan Fardot se gratta le front, un mo-
ment, en silence.
— Tu dis, par le mari?... Tu as peut-être
raison.
Il biffa le début de son chapitre, se cou-
cha à nouveau sur la table. Au bout d'un
instant, il poussa un soupir de soulagement,
écarta sa chaise, abandonna son porte-
plume.
— Tiens, Fanny, écoute. Je crois que c'est
mieux.
« Le duc descendait l'avenue du Bois. Il
« promenait son regard sur le sol qui dis-
« paraissait sous la neige, toute la nuit
« tombée. Sous leur linceul blanc, les ar-
« bres semblaient plus mornes. C'était une
« réverbération aveuglante et triste. Le
« vent hurlait sa plainte, soulevait la pous-
« sière, la lançait en tourbillons terribles,
« la couchait, la chassait.
« Sur le sol, défoncé par le gel, le pas du
« duc rendait un son mou. Le froid coupant
« lui enlevait toute énergie, et ralentissait
« sa marche... »
Pendant cette seconde lecture, Fanny
avait songé que, si le mari de Laure était
effectivement passé adjudant, il avait vu sa
retraite de 325 francs élevée à 420. Pour
marquer cependant à Jehan l'intérêt très
vif qu'elle prenait à l'éclosion de son oeuvre,
elle murmura :
— C'est très bien, mon coco, très, très,
très bien. Maintenant moi, à ta place, j'au-
rais peut-être plutôt commencé par l'amant.
Pardonne-moi. Mais je crois que le duc ne
saurait voir tout ce que tu lui fais voir,
puisque tu t'es trouvé contraint, au cha-
pitre x, de le rendre aveugle, afin que Blu-
signy pût plus facilement piquer des baisers
dans le cou de sa femme, en sa présence.
Max et Alex Fischer.