LES COQUETTERIES D EMILE OU LES CAPRICES DE MARIANNE
— Dis donc, Émile, c’est pas très gentil, tu sais, d’avoir l’air si pressé de m’plaquer...
Émile, à part. — Ça prend toujours, avec les femmes. Dessin d’Albert Guillaüme.
» composant la lre chambre du tribunal civil de la Seine,séant au
« Palais de Justice, onze heures du matin, défaut de suite, pour,
« Par les motifs énoncés en la requête précitée, voir procéder
« sur et aux fins d’icelle, en voir adjuger les conclusions au re-
« quérant,
« S’entendre condamner en tous les dépens.
« Sous toute réserve, à ce qu’il n’en ignore, je lui ai, étant et
parlant comme dessus, laissé la présente copie dont le coût est
de 13 fr. 75. »
Après avoir lu ce poulet, je demeurai quelques instants per-
plexe et me grattant la tête à l’endroit où l’os frontal rencontre
l’occipital. C’est qu'en effet je croyais jusqu’alors posséder ou à
peu près toutes les locutions courantes de la langue française, et
voici que devant l’imprévu de la copie donnée en tête de celle
des présentes, devant la nouveauté des fins d'icelle, devant
l’inédit du étant et parlant comme dessus, je me voyais aussi
sot qu’un naturaliste devant un animal d'une espèce insoup-
çonnée.
Néanmoins, après quelques instants d’attention soutenue, je
crus pouvoir dégager, du cryptogramme azuré, les propositions
suivantes :
1° M. Lebon-Fézeur, couturier, me réclame le montant d’une
facture de 13,892 fr. 95 énoncée en une requête dont copie m’est
gracieusement donnée;
2° En vertu d’une autorisation de justice dite « ordonnance »,
il me convie à me présenter en personne devant le tribunal
civil de la Seine, qui nous jugera, au mépris de la parole évan-
gélique « celui qui juge sera jugé à son tour » ;
3° Je devrai déférer à cette invitation dans le délai de trois
jours francs, c’est-à-dire, puisque nous sommes aujourd’hui lundi,
vendredi prochain;
4° La chambre du tribunal qui connaîtra de l’affaire est la
lTe Chambre, laquelle ouvre ses portes à 11 heures du matin.
Tout cela était compréhensible et, sauf les trois mots : défaut
de suite, dont le sens caché m’échappa, me traça nettement ma
ligne de conduite.
Je suis en effet un esprit clair et précis qui connaît la valeur
des mots; je suis également un citoyen paisible, respectueux de
la loi, que j’ignore, et de ceux qui la représentent, auxquels je
n’ai jamais eu affaire. Soucieux d’agir dans cette occurrence
avec toute la correction et la régularité désirables, je résolus de
me conformer point par point aux instructions détaillées qui
m’étaient données par l’huissier Tabouche dans son factum cou-
leur cobalt. La prudence, le bon sens et la logique, qui sont mes
qualités naturelles, se liguaient pour me commander impérieu-
sement de procéder ainsi.
Il
Donc, le jeudi 11 janvier 1906, ayant passé les ponts et pénétré
dans la vieille Cité, je franchis la grille du Palais-de-Justice,
montai l’escalier monumental de la Cour de Mai, et, sur le coup
de onze heures, pénétrai dans la salle des Pas-Perdus. Elle
n’était peuplée que de gardes, qui, tel un vol de corneilles, se
répandaient dans différentes directions, le bicorne sur l’oreille,
l’épée au côté, et ayant chacun en main, guerriers pacifiques,
le tabouret de bois sur lequel ils allaient asseoir leur rêverie
diurne. J’interrogeai l’un d’eux qui, surpris de mon ignorance,
me déclara que l’audience de la première Chambre du tribunal
n’ouvrait qu’à midi.
Ceci m’étonna, étant en contradiction avec la prose de l’huis-
sier Tabouche. Je pensai qu’il y avait eu erreur et attendis,
cependant que la vaste nef se remplissait peu à peu de gens en
robe qui paraissaient extraordinairement affairés.
Vers midi, l’huis s’étant ouvert, j’entrai dans la salle d au-
dience avec une fournée de gens mal lavés et sentant mauvais
qui s’emparèrent des bancs en moleskine avec l’intention bien
évidente d’y passer une bonne journée, à l’abri des intempéries
du dehors. Je m’étonnai cependant de ne point voir la silhouette
antipathique de mon adversaire.
A midi un quart, le tribunal fit son entrée. Le président mur-
mura d’une voix triste : « Huissier, faites l’appel des causes. »
Sur quoi, l’huissier lut une longue liste de gens qui étaient contre
d’autres gens. A chaque nom, un des avocats présents reti-
— Dis donc, Émile, c’est pas très gentil, tu sais, d’avoir l’air si pressé de m’plaquer...
Émile, à part. — Ça prend toujours, avec les femmes. Dessin d’Albert Guillaüme.
» composant la lre chambre du tribunal civil de la Seine,séant au
« Palais de Justice, onze heures du matin, défaut de suite, pour,
« Par les motifs énoncés en la requête précitée, voir procéder
« sur et aux fins d’icelle, en voir adjuger les conclusions au re-
« quérant,
« S’entendre condamner en tous les dépens.
« Sous toute réserve, à ce qu’il n’en ignore, je lui ai, étant et
parlant comme dessus, laissé la présente copie dont le coût est
de 13 fr. 75. »
Après avoir lu ce poulet, je demeurai quelques instants per-
plexe et me grattant la tête à l’endroit où l’os frontal rencontre
l’occipital. C’est qu'en effet je croyais jusqu’alors posséder ou à
peu près toutes les locutions courantes de la langue française, et
voici que devant l’imprévu de la copie donnée en tête de celle
des présentes, devant la nouveauté des fins d'icelle, devant
l’inédit du étant et parlant comme dessus, je me voyais aussi
sot qu’un naturaliste devant un animal d'une espèce insoup-
çonnée.
Néanmoins, après quelques instants d’attention soutenue, je
crus pouvoir dégager, du cryptogramme azuré, les propositions
suivantes :
1° M. Lebon-Fézeur, couturier, me réclame le montant d’une
facture de 13,892 fr. 95 énoncée en une requête dont copie m’est
gracieusement donnée;
2° En vertu d’une autorisation de justice dite « ordonnance »,
il me convie à me présenter en personne devant le tribunal
civil de la Seine, qui nous jugera, au mépris de la parole évan-
gélique « celui qui juge sera jugé à son tour » ;
3° Je devrai déférer à cette invitation dans le délai de trois
jours francs, c’est-à-dire, puisque nous sommes aujourd’hui lundi,
vendredi prochain;
4° La chambre du tribunal qui connaîtra de l’affaire est la
lTe Chambre, laquelle ouvre ses portes à 11 heures du matin.
Tout cela était compréhensible et, sauf les trois mots : défaut
de suite, dont le sens caché m’échappa, me traça nettement ma
ligne de conduite.
Je suis en effet un esprit clair et précis qui connaît la valeur
des mots; je suis également un citoyen paisible, respectueux de
la loi, que j’ignore, et de ceux qui la représentent, auxquels je
n’ai jamais eu affaire. Soucieux d’agir dans cette occurrence
avec toute la correction et la régularité désirables, je résolus de
me conformer point par point aux instructions détaillées qui
m’étaient données par l’huissier Tabouche dans son factum cou-
leur cobalt. La prudence, le bon sens et la logique, qui sont mes
qualités naturelles, se liguaient pour me commander impérieu-
sement de procéder ainsi.
Il
Donc, le jeudi 11 janvier 1906, ayant passé les ponts et pénétré
dans la vieille Cité, je franchis la grille du Palais-de-Justice,
montai l’escalier monumental de la Cour de Mai, et, sur le coup
de onze heures, pénétrai dans la salle des Pas-Perdus. Elle
n’était peuplée que de gardes, qui, tel un vol de corneilles, se
répandaient dans différentes directions, le bicorne sur l’oreille,
l’épée au côté, et ayant chacun en main, guerriers pacifiques,
le tabouret de bois sur lequel ils allaient asseoir leur rêverie
diurne. J’interrogeai l’un d’eux qui, surpris de mon ignorance,
me déclara que l’audience de la première Chambre du tribunal
n’ouvrait qu’à midi.
Ceci m’étonna, étant en contradiction avec la prose de l’huis-
sier Tabouche. Je pensai qu’il y avait eu erreur et attendis,
cependant que la vaste nef se remplissait peu à peu de gens en
robe qui paraissaient extraordinairement affairés.
Vers midi, l’huis s’étant ouvert, j’entrai dans la salle d au-
dience avec une fournée de gens mal lavés et sentant mauvais
qui s’emparèrent des bancs en moleskine avec l’intention bien
évidente d’y passer une bonne journée, à l’abri des intempéries
du dehors. Je m’étonnai cependant de ne point voir la silhouette
antipathique de mon adversaire.
A midi un quart, le tribunal fit son entrée. Le président mur-
mura d’une voix triste : « Huissier, faites l’appel des causes. »
Sur quoi, l’huissier lut une longue liste de gens qui étaient contre
d’autres gens. A chaque nom, un des avocats présents reti-