UNE ÉLECTION ASSURÉE
UNE LAGUNE
Sous le fallacieux prétexte que je suis un
homme de lettres notoire, et que mon nom
figure dans nombre d’annuaires, les gens les
plus divers se croient autorisés à encombrer
mon courrier de leurs suppliques, souvent ori-
ginales et même baroques. Voici, reproduite
textuellement, la missive que j’ai reçue ce
matin :
« Mon cher Maître,
« Sachant que vous avez l’esprit ouvert à
tous les progrès, et connaissant vos nombreu-
ses relations dans la haute finance, je crois
vous intéresser fort en vous mettant au cou-
rant de ma dernière invention sociologique.
Réalisée, mon idée rapporterait des millions
D’ailleurs, après avoir lu vous-même ce court
exposé, vous jugerez certainement que mes
prévisions tiennent en deçà de la réalité.
« En deux mots, voici de quoi il s’agit...
Avez-vous remarqué, mon cher Maître, com-
bien il est pénible pour des gens qui voyagent
seuls, de voir que des familles entières sont
là, sur l’embarcadère, à adresser leurs con-
gratulations à leurs amis ou à leurs parents
qui vont partir par le même train qui va vous emporter?... Vous
sentez, autour de vous, de chauds, d’ardents effluves d’une
alfection à laquelle vous n’avez point de part; et vous souffrez
atrocement de votre solitude absolue! Pendant que les autres,
plus heureux, se congratulent, se lamentent, s’embrassent, vous
êtes seul, vous, toujours tout seul... Terrible rancœur pour une
âme sentimentale!
« Va, pauvre voyageur solitaire, console-toi ; tes souffrances
vont disparaître ; et bientôt, grâce à moi, tu te sentiras moins
isolé, moins triste, moins ridicule. Tu n’auras plus à te cacher,
honteux, dans un coin du wagon, au moment des démonstrations
avant-courrières du départ; toi aussi, tu auras le droit de venir
à la portière serrer des mains, baiser des joues, agiter un mou-
choir.
« 11 ne s’agit, en effet, que de fonder, au capital de treize cent
mille francs (ci : 1,300,000) et par actions de mille francs, « la
Société philanthropique des Voyageurs solitaires ».
« Dès que le capital intégral sera souscrit, voici comment nous
opérerons :
« 1° Nous établissons un bureau central à Paris, dans un quartier
d’affaires... Les employés de ce bureau seront chargés de rece-
voir oralement, par téléphone et télégramme, les ordres de nos
clients de la capitale, qu’ils partent par Montparnasse, par Saint-
Lazare ou par toute autre gare;
« 2° Nous créons quarante succursales en province, dans les
quarante villes les mieux peuplées ; plus dix autres succursales
dans les dix plus grands ports français d’embarquement.
« 3° Nos employés, recrutés un peu partout, seront de tout âge
et de tout sexe. Ils se payeront «aux pièces» et s’appelleront des
« affligés »..
« 4° Voici le tarif auquel nous louerons les « affligés » à nos clients désireux
de s’offrir, avant de partir en voyage, une petite manifestation de sympathie.
LES LIVRES CONTAGIEUX
— Alors, docteur, vous croyez que je peux dire à ma femme que j’ai attrapé ça dans-
un roman du cabinet de lecture?...
Dessins d’Albert Guill.ujais
UNE LAGUNE
Sous le fallacieux prétexte que je suis un
homme de lettres notoire, et que mon nom
figure dans nombre d’annuaires, les gens les
plus divers se croient autorisés à encombrer
mon courrier de leurs suppliques, souvent ori-
ginales et même baroques. Voici, reproduite
textuellement, la missive que j’ai reçue ce
matin :
« Mon cher Maître,
« Sachant que vous avez l’esprit ouvert à
tous les progrès, et connaissant vos nombreu-
ses relations dans la haute finance, je crois
vous intéresser fort en vous mettant au cou-
rant de ma dernière invention sociologique.
Réalisée, mon idée rapporterait des millions
D’ailleurs, après avoir lu vous-même ce court
exposé, vous jugerez certainement que mes
prévisions tiennent en deçà de la réalité.
« En deux mots, voici de quoi il s’agit...
Avez-vous remarqué, mon cher Maître, com-
bien il est pénible pour des gens qui voyagent
seuls, de voir que des familles entières sont
là, sur l’embarcadère, à adresser leurs con-
gratulations à leurs amis ou à leurs parents
qui vont partir par le même train qui va vous emporter?... Vous
sentez, autour de vous, de chauds, d’ardents effluves d’une
alfection à laquelle vous n’avez point de part; et vous souffrez
atrocement de votre solitude absolue! Pendant que les autres,
plus heureux, se congratulent, se lamentent, s’embrassent, vous
êtes seul, vous, toujours tout seul... Terrible rancœur pour une
âme sentimentale!
« Va, pauvre voyageur solitaire, console-toi ; tes souffrances
vont disparaître ; et bientôt, grâce à moi, tu te sentiras moins
isolé, moins triste, moins ridicule. Tu n’auras plus à te cacher,
honteux, dans un coin du wagon, au moment des démonstrations
avant-courrières du départ; toi aussi, tu auras le droit de venir
à la portière serrer des mains, baiser des joues, agiter un mou-
choir.
« 11 ne s’agit, en effet, que de fonder, au capital de treize cent
mille francs (ci : 1,300,000) et par actions de mille francs, « la
Société philanthropique des Voyageurs solitaires ».
« Dès que le capital intégral sera souscrit, voici comment nous
opérerons :
« 1° Nous établissons un bureau central à Paris, dans un quartier
d’affaires... Les employés de ce bureau seront chargés de rece-
voir oralement, par téléphone et télégramme, les ordres de nos
clients de la capitale, qu’ils partent par Montparnasse, par Saint-
Lazare ou par toute autre gare;
« 2° Nous créons quarante succursales en province, dans les
quarante villes les mieux peuplées ; plus dix autres succursales
dans les dix plus grands ports français d’embarquement.
« 3° Nos employés, recrutés un peu partout, seront de tout âge
et de tout sexe. Ils se payeront «aux pièces» et s’appelleront des
« affligés »..
« 4° Voici le tarif auquel nous louerons les « affligés » à nos clients désireux
de s’offrir, avant de partir en voyage, une petite manifestation de sympathie.
LES LIVRES CONTAGIEUX
— Alors, docteur, vous croyez que je peux dire à ma femme que j’ai attrapé ça dans-
un roman du cabinet de lecture?...
Dessins d’Albert Guill.ujais