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https://doi.org/10.11588/diglit.19091#0031
TRAIT DE DÉLICATESSE D’UN ARTISTE PAUVRE !
Vousn’êtes sûrement pas sans connaître Jéroboam Barbanehu,
notre grand peintre isocéliste contemporain.
Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en ces temps nauséeux où
nous vivons, la peinture isocèle enrichit moins rapidement son
homme que le notariat ou l’aviation; aussi Jéroboam Barbanehu
vit-il dans une pénurie d’argent, voisine de la débine verdâtre.
Principalement, la question de la vêture se présente à lui sous
la forme terrible du problème insoluble, et il lui faut des sommes
considérables de machiavélisme pour arriver à capter pénible-
ment la confiance éphémère d’un sastre ou d’un english tailor.
L autre jour, je rencontrai Jéroboam Barbanehu radieux, et
arborant les symptômes d’une joie de première classe.
— Aurais-tu obtenu la médaille d’honneur du Salon, ou bien
M. Fallières lui-même aurait-il confié à tes triangles isocèles
la reproduction de ses traits sacrés autant qu’exécutifs?
— Bien de cela, triompha Jéroboam Barbanehu ! Mais je viens
de découvrir un tailleur!
— Non ?
— Si! Et je t’assure que ce n’est point une idée de coquet-
terie qui me pousse à la dépense somptuaire d’un habit neuf...
car, comme tu peux le constater toi-même, mon cover-coat com-
mence à faire valoir ses droits à une retraite bien gagnée. .
Or, hier je rencontrai Jéroboam Barbanehu, aussi mal vêtu,
aussi mal ficelé que par le passé. Et je m’en étonnai :
— Alors, pauvre ami, ce tailleur...
Mais Barbanehu m’arrêta d’un geste de désolation :
— Ah! pauvre vieux! Si tu savais ce qui m’est arrivé!
— Narre!
— J’étais allé trouver ce tailleur, il m’avait pris mesure, fait
choisir un somptueux Elbeuf, et sa confiance m’avait réellement
attendri, quand, le lendemain,sur le boulevard, je glisse, tombe
sur la chaussée et vais être immanquablement écrasé par un
autobus, lancé d’une main sûre, et qui arrive sur moi avec la
rapidité d’une traite à quatre-vingt-dix jours! La foule pousse un
cri d’angoisse et de terreur! Mais alors, un généreux citoyen,
r
— Te bile donc pas... Fais comme moi, les lettres anonymes je les
jette au feu sans les ouvrir. Dessin de J. Hémard
T.A QUESTION DU JOUR
— Moi, la musique française ou italienne je m'en f... Mais j’aime
bien Faust parce que ça finit de bonne heure. Dessin de Tiret-Bognet.
n’écoutant que la voix de son cœur et de son dévouement,
s’élance, au péril de sa vie, me cueille, et me transporte évanoui
vers l’officine du plus prochain pharmacope!
— Eh bien!... je ne vois pas...
— Tu ne voi' pas !... Sais-tu, quand je reviens à moi, quel nom
on me donne, comme étant celui de mon sauveur? Le nom de
mon tailleur, tout simplement! C’était cet homme de bien qui
m’avait arraché à une mort certaine!
— Mais, dans tout cela...
Barbanehu me toisa d’un regard de pitié, et il déclara :
— Jéroboam Barbanehu, inventeur de la peinture isocèle, n’est
pas un ingrat! Quand j’ai connu la vérité, je suis allé trouver ce
brave homme et lui ai dit :
« — Monsieur, vous m’avez sauvé la vie, et ma gratitude à
votre égard sera plus innombrable que le cœur de Mm8 la com-
tesse Mathieu de Noailles ! Avez-vous commencé mon complet
veston?
« — Pas encore, mais on va s’y mettre sur l’heure !
« — Eh bien! ne le faites pas! Cher sauveur, je ne serai jamais
votre client!
« — Hein! s’estomaqua cet homme de bien. Est-ce de cette façon
que votre innombrable gratitude se manifeste?
« — Parfaitement, ô mon second père; car, vous comprenez,je
me connais : je ne paye jamais mes tailleurs, et, à vous qui
m’avez sauvé la vie, je ne veux point faire tort des quatre louis
de ce complet veston. Vous ne serez jamais mon tailleur, mais
vous demeurerez mon ami, et il y aura pour vous moins de
perteI » Rodolphe Bringer.
Vousn’êtes sûrement pas sans connaître Jéroboam Barbanehu,
notre grand peintre isocéliste contemporain.
Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en ces temps nauséeux où
nous vivons, la peinture isocèle enrichit moins rapidement son
homme que le notariat ou l’aviation; aussi Jéroboam Barbanehu
vit-il dans une pénurie d’argent, voisine de la débine verdâtre.
Principalement, la question de la vêture se présente à lui sous
la forme terrible du problème insoluble, et il lui faut des sommes
considérables de machiavélisme pour arriver à capter pénible-
ment la confiance éphémère d’un sastre ou d’un english tailor.
L autre jour, je rencontrai Jéroboam Barbanehu radieux, et
arborant les symptômes d’une joie de première classe.
— Aurais-tu obtenu la médaille d’honneur du Salon, ou bien
M. Fallières lui-même aurait-il confié à tes triangles isocèles
la reproduction de ses traits sacrés autant qu’exécutifs?
— Bien de cela, triompha Jéroboam Barbanehu ! Mais je viens
de découvrir un tailleur!
— Non ?
— Si! Et je t’assure que ce n’est point une idée de coquet-
terie qui me pousse à la dépense somptuaire d’un habit neuf...
car, comme tu peux le constater toi-même, mon cover-coat com-
mence à faire valoir ses droits à une retraite bien gagnée. .
Or, hier je rencontrai Jéroboam Barbanehu, aussi mal vêtu,
aussi mal ficelé que par le passé. Et je m’en étonnai :
— Alors, pauvre ami, ce tailleur...
Mais Barbanehu m’arrêta d’un geste de désolation :
— Ah! pauvre vieux! Si tu savais ce qui m’est arrivé!
— Narre!
— J’étais allé trouver ce tailleur, il m’avait pris mesure, fait
choisir un somptueux Elbeuf, et sa confiance m’avait réellement
attendri, quand, le lendemain,sur le boulevard, je glisse, tombe
sur la chaussée et vais être immanquablement écrasé par un
autobus, lancé d’une main sûre, et qui arrive sur moi avec la
rapidité d’une traite à quatre-vingt-dix jours! La foule pousse un
cri d’angoisse et de terreur! Mais alors, un généreux citoyen,
r
— Te bile donc pas... Fais comme moi, les lettres anonymes je les
jette au feu sans les ouvrir. Dessin de J. Hémard
T.A QUESTION DU JOUR
— Moi, la musique française ou italienne je m'en f... Mais j’aime
bien Faust parce que ça finit de bonne heure. Dessin de Tiret-Bognet.
n’écoutant que la voix de son cœur et de son dévouement,
s’élance, au péril de sa vie, me cueille, et me transporte évanoui
vers l’officine du plus prochain pharmacope!
— Eh bien!... je ne vois pas...
— Tu ne voi' pas !... Sais-tu, quand je reviens à moi, quel nom
on me donne, comme étant celui de mon sauveur? Le nom de
mon tailleur, tout simplement! C’était cet homme de bien qui
m’avait arraché à une mort certaine!
— Mais, dans tout cela...
Barbanehu me toisa d’un regard de pitié, et il déclara :
— Jéroboam Barbanehu, inventeur de la peinture isocèle, n’est
pas un ingrat! Quand j’ai connu la vérité, je suis allé trouver ce
brave homme et lui ai dit :
« — Monsieur, vous m’avez sauvé la vie, et ma gratitude à
votre égard sera plus innombrable que le cœur de Mm8 la com-
tesse Mathieu de Noailles ! Avez-vous commencé mon complet
veston?
« — Pas encore, mais on va s’y mettre sur l’heure !
« — Eh bien! ne le faites pas! Cher sauveur, je ne serai jamais
votre client!
« — Hein! s’estomaqua cet homme de bien. Est-ce de cette façon
que votre innombrable gratitude se manifeste?
« — Parfaitement, ô mon second père; car, vous comprenez,je
me connais : je ne paye jamais mes tailleurs, et, à vous qui
m’avez sauvé la vie, je ne veux point faire tort des quatre louis
de ce complet veston. Vous ne serez jamais mon tailleur, mais
vous demeurerez mon ami, et il y aura pour vous moins de
perteI » Rodolphe Bringer.