SANS RÉFLÉCHIR
— Ben, vous savez, madame, votre mari a une veine de cocu, ce soir...
— N'est-ce pas?...
Dessin de Nollat.
CAUCHEMAR
était déconcertante! Le vieux Meudonnais
écrivait à son fils, qu’il était heureux de le
savoir loin du quartier Latin et de ses
tentations et qu’il espérait que celui-ci pro-
fiterait de son séjour à Taza pour se perfec-
tionner dans l’étude de la langue arabe.
Mais il ne parlait point de la rançon.
Dès que le caïd se fut fait traduire la
lettre, il entra dans une violente colère,
déclarant qu’il avait été berné, joué, floué
par le roumi qui s’était fait loger et nourrir
pendant quinze jours sans bourse délier.
Et il le menaça de le faire écorcher vif...
Pour l’apaiser, Jean Bénévole offrit de
rembourser le caïd par un travail journa-
lier, offrant de donner à titre gratuit des
leçons de latin et de grec aux enfants de
la tribu des Beni-Rhiatà, des Beni-Tsoul et
des Béni-Tiers.
Mais le caïd répondit : « Ici, nous n’em-
ployons pas de langues mortes, si ce n’est
à la vinaigrette; ce que je veux, c’est un
travail manuel. Sais-tu faire des habits ?
Non, n’est-ce pas? Des sandales? Non. Des
fez ? Non. Sais-tu au moins faire des armes?
— J’ai trois ans de salle! répondit modes-
tement Bénévole.
Alors le caïd le nomma armurier de la
tribu. Mais Jean Bénévole ayant fait re-
marquer le malentendu, Ben Chenquiti
s’emporta :
— Chien! fils de chien! tu ne sais donc
rien faire? .. Que faisais-tu donc, en France1.
— J’étais bachelier.
Et comme le caïd lui commandait une
douzaine de bâches en toile solide, Jean
Bénévole lui fit remarquer qu’en France
on nommait bachelier, non pas un fabri-
'••cant de bâches, mais un jeune homme qui
n’avait aucun métier.
— Tout ce que je sais, c’est peindre,
ajouta-t-il.
— Il va danser toute la nuit, maintenant ? Ah !
j’aimais mieux le piano !
— Que veux-tu, bobonne, il n’y a rien â dire!
Il ne fallait pas lui faire défendre de jouer apr
dix heures. Dessin de Ch. Genty.
— Eh bien! fit le caïd; viens chez moi, je
te ferai teindre mes fez en rouge.
Mais se ravisant : « Ou plutôt, je vais te
confier un travail â la fois utile et agréa-
ble. As-tu la peau blanche?
— Très blanche, répondit Bénévole, avec
quelque vanité, mais non sans une pointe
d’inquiétude.
— Alors tu feras l’affaire.
— Quelle affaire? demanda Bénévole, en
pâlissant.
— Tu me feras des mulâtres. »
Le soir même un domestique conduisit
le blanc de Meudon dans le patio de Ben
Chenquiti. Là, après lui avoir servi des
mets épicés, il lui expliqua ce qu’on atten-
dait de lui... et de Yamina la Maugrabine,
une superbe négresse, dont la porte était
voisine; à savoir : faire des petits mulâ-
tres que le caïd revendrait dans le Sud
600 et même 800 douros.
Et comme Jean Bénévole manifestait une
certaine répugnance pour cette besogne, le
domestique lui dit : « Prends garde ! Le
caïd a admis que tu ne fasses œuvre de tes
dix doigts, mais il n’admettrait point que
tu ne donnes pas de ta personne pour
l’aider dans son commerce de mulâtres. A
refuser ce travail qui ne manque pas de
charmes — s’il occasionne une certaine
fatigue — tu risques ta peau... A l’accom-
plir, tu peux amasser un petit pécule, pour
ton rachat, le caïd t’accordant une remise
de 25 0/0 sur la vente de tes enfants.
Réfléchis... Acceptes-tu, oui ou non?
Et Jean Bénévole, les yeux remplis de
larmes, ayant répondu oui ... il fit entrer la
négresse.
Bachelier ès lettres et ès sciences, Jean
Bénévole eut la douleur de voir la couleur
de sa peau préférée à la valeur de ses
parchemins. Guy Peron de SOPreux.
— Ben, vous savez, madame, votre mari a une veine de cocu, ce soir...
— N'est-ce pas?...
Dessin de Nollat.
CAUCHEMAR
était déconcertante! Le vieux Meudonnais
écrivait à son fils, qu’il était heureux de le
savoir loin du quartier Latin et de ses
tentations et qu’il espérait que celui-ci pro-
fiterait de son séjour à Taza pour se perfec-
tionner dans l’étude de la langue arabe.
Mais il ne parlait point de la rançon.
Dès que le caïd se fut fait traduire la
lettre, il entra dans une violente colère,
déclarant qu’il avait été berné, joué, floué
par le roumi qui s’était fait loger et nourrir
pendant quinze jours sans bourse délier.
Et il le menaça de le faire écorcher vif...
Pour l’apaiser, Jean Bénévole offrit de
rembourser le caïd par un travail journa-
lier, offrant de donner à titre gratuit des
leçons de latin et de grec aux enfants de
la tribu des Beni-Rhiatà, des Beni-Tsoul et
des Béni-Tiers.
Mais le caïd répondit : « Ici, nous n’em-
ployons pas de langues mortes, si ce n’est
à la vinaigrette; ce que je veux, c’est un
travail manuel. Sais-tu faire des habits ?
Non, n’est-ce pas? Des sandales? Non. Des
fez ? Non. Sais-tu au moins faire des armes?
— J’ai trois ans de salle! répondit modes-
tement Bénévole.
Alors le caïd le nomma armurier de la
tribu. Mais Jean Bénévole ayant fait re-
marquer le malentendu, Ben Chenquiti
s’emporta :
— Chien! fils de chien! tu ne sais donc
rien faire? .. Que faisais-tu donc, en France1.
— J’étais bachelier.
Et comme le caïd lui commandait une
douzaine de bâches en toile solide, Jean
Bénévole lui fit remarquer qu’en France
on nommait bachelier, non pas un fabri-
'••cant de bâches, mais un jeune homme qui
n’avait aucun métier.
— Tout ce que je sais, c’est peindre,
ajouta-t-il.
— Il va danser toute la nuit, maintenant ? Ah !
j’aimais mieux le piano !
— Que veux-tu, bobonne, il n’y a rien â dire!
Il ne fallait pas lui faire défendre de jouer apr
dix heures. Dessin de Ch. Genty.
— Eh bien! fit le caïd; viens chez moi, je
te ferai teindre mes fez en rouge.
Mais se ravisant : « Ou plutôt, je vais te
confier un travail â la fois utile et agréa-
ble. As-tu la peau blanche?
— Très blanche, répondit Bénévole, avec
quelque vanité, mais non sans une pointe
d’inquiétude.
— Alors tu feras l’affaire.
— Quelle affaire? demanda Bénévole, en
pâlissant.
— Tu me feras des mulâtres. »
Le soir même un domestique conduisit
le blanc de Meudon dans le patio de Ben
Chenquiti. Là, après lui avoir servi des
mets épicés, il lui expliqua ce qu’on atten-
dait de lui... et de Yamina la Maugrabine,
une superbe négresse, dont la porte était
voisine; à savoir : faire des petits mulâ-
tres que le caïd revendrait dans le Sud
600 et même 800 douros.
Et comme Jean Bénévole manifestait une
certaine répugnance pour cette besogne, le
domestique lui dit : « Prends garde ! Le
caïd a admis que tu ne fasses œuvre de tes
dix doigts, mais il n’admettrait point que
tu ne donnes pas de ta personne pour
l’aider dans son commerce de mulâtres. A
refuser ce travail qui ne manque pas de
charmes — s’il occasionne une certaine
fatigue — tu risques ta peau... A l’accom-
plir, tu peux amasser un petit pécule, pour
ton rachat, le caïd t’accordant une remise
de 25 0/0 sur la vente de tes enfants.
Réfléchis... Acceptes-tu, oui ou non?
Et Jean Bénévole, les yeux remplis de
larmes, ayant répondu oui ... il fit entrer la
négresse.
Bachelier ès lettres et ès sciences, Jean
Bénévole eut la douleur de voir la couleur
de sa peau préférée à la valeur de ses
parchemins. Guy Peron de SOPreux.