EN ALSACE
LA PEUR
Le tonnerre
N’eût pu faire
Reculer Madame Angot,
dit le refrain d’une chanson fameuse. De même les avions, les
monitors et les canons à longue portée n’eussent pu décider
M. Paul Déchelette, notable négociant en denrées alimentaires,
à interrompre les affaires fructueuses qu’il faisait à Dunkerque.
Seules, des obligations commerciales le pouvaient décider à quitter
la ville bombardée et à faire, chaque semaine, un voyage en An-
gleterre. Ses absences duraient trois jours. Sa femme, la toute
mignonne Yvonne, blonde comme un champ de blé mûr,
fraîche comme un pommier en fleurs, sa-
vait mettre à profit ces vacances hebdoma-
daires, en le trompant, copieusement, avec
un fringant attaché d’intendance.
Dès que le bateau portant son seigneur
et maître avait, pour sortir du port, doublé
la pointe de la jetée, l’épouse infidèle accou-
rait chez Georges, son amant tant aimé.
C’est pourquoi vous ne serez pas trop
surpris, ô lecteurs indiscrets! de voir, par
un bel après-midi tissé de soleil, nos deux
amoureux, blottis l’un contre l’autre, dans
un grand lit ravagé comme un champ de
bataille où se sont livrés maints combats.
Ce qu’ils y faisaient? Ce qu’ils chucho-
taient? Allez le demander aux amours qui
voltigeaient sous les courtines, mais de moi
vous ne saurez mie.
Sans doute échangeaient-ils plus de bai-
sers que de paroles, plus d'étreintes que de
serments.
Georges habitait dans une rue tranquille.
La plupart des villas avoisinant la sienne
étaient vides de leurs locataires, partis
vers des lieux plus cléments. Mais un gron-
dement sourd et continu, celui du bombar-
dement du front, troublait le silence où
baignait « la maison du péché ».
Tout à coup, une explosion formidable
— Bien sûr, ma chère, t’aurais tort de t’gêner : les sandwiches sont
autorisés. Dessin de M. Badiguet.
ébranla les murs du cottage, fît voler les carreaux en éclats,
décrocha les tableaux, renversa des meubles, tandis qu’un bruit
d’écroulement montait de la rue et qu’un écaillis de plâtras, dru
comme grêle, tombait sur les deux jeunes gens.
Une fumée âcre emplit la chambre. D’un bond, Georges était
déjà hors du lit. Un mouvement spontané d'instinctive curiosité
l’avait fait s’approcher de la fenêtre. Le balcon qui la bordait
avait disparu. 11 s’était effondré, au milieu de la rue, en amas
de pierrailles.
Le mur de la maison d’en face était éventré, de la base au
faîte, et sa blessure beante laissait voir l’intérieur de la demeure,
heureusement abandonnée par ses habitants.
Dès le premier coup d’œil jeté sur ce desastre, Georges com-
pris qu’un projectile de la grosse pièce allemande venait d'eclater
à quelques mètres du nid d'amour où il folâtrait si délicieuse-
ment avec sa jolie maîtresse.
Se rendant compte du mortel péril auquel ils venaient
d’échapper, Georges se retourna, croyant trouver sa belle
évanouie. Erreur! Demi-nue, les yeux brillants, le feu aux
pommettes, le sein un peu houleux, Yvonne, agenouillée sur le
DANS LE NO .D LIBÉRÉ
— n a r air épaté.
— Il y a de quoi : il n’avait jamais vu de pain blanc. Dessin de B. Hall.
LA PEUR
Le tonnerre
N’eût pu faire
Reculer Madame Angot,
dit le refrain d’une chanson fameuse. De même les avions, les
monitors et les canons à longue portée n’eussent pu décider
M. Paul Déchelette, notable négociant en denrées alimentaires,
à interrompre les affaires fructueuses qu’il faisait à Dunkerque.
Seules, des obligations commerciales le pouvaient décider à quitter
la ville bombardée et à faire, chaque semaine, un voyage en An-
gleterre. Ses absences duraient trois jours. Sa femme, la toute
mignonne Yvonne, blonde comme un champ de blé mûr,
fraîche comme un pommier en fleurs, sa-
vait mettre à profit ces vacances hebdoma-
daires, en le trompant, copieusement, avec
un fringant attaché d’intendance.
Dès que le bateau portant son seigneur
et maître avait, pour sortir du port, doublé
la pointe de la jetée, l’épouse infidèle accou-
rait chez Georges, son amant tant aimé.
C’est pourquoi vous ne serez pas trop
surpris, ô lecteurs indiscrets! de voir, par
un bel après-midi tissé de soleil, nos deux
amoureux, blottis l’un contre l’autre, dans
un grand lit ravagé comme un champ de
bataille où se sont livrés maints combats.
Ce qu’ils y faisaient? Ce qu’ils chucho-
taient? Allez le demander aux amours qui
voltigeaient sous les courtines, mais de moi
vous ne saurez mie.
Sans doute échangeaient-ils plus de bai-
sers que de paroles, plus d'étreintes que de
serments.
Georges habitait dans une rue tranquille.
La plupart des villas avoisinant la sienne
étaient vides de leurs locataires, partis
vers des lieux plus cléments. Mais un gron-
dement sourd et continu, celui du bombar-
dement du front, troublait le silence où
baignait « la maison du péché ».
Tout à coup, une explosion formidable
— Bien sûr, ma chère, t’aurais tort de t’gêner : les sandwiches sont
autorisés. Dessin de M. Badiguet.
ébranla les murs du cottage, fît voler les carreaux en éclats,
décrocha les tableaux, renversa des meubles, tandis qu’un bruit
d’écroulement montait de la rue et qu’un écaillis de plâtras, dru
comme grêle, tombait sur les deux jeunes gens.
Une fumée âcre emplit la chambre. D’un bond, Georges était
déjà hors du lit. Un mouvement spontané d'instinctive curiosité
l’avait fait s’approcher de la fenêtre. Le balcon qui la bordait
avait disparu. 11 s’était effondré, au milieu de la rue, en amas
de pierrailles.
Le mur de la maison d’en face était éventré, de la base au
faîte, et sa blessure beante laissait voir l’intérieur de la demeure,
heureusement abandonnée par ses habitants.
Dès le premier coup d’œil jeté sur ce desastre, Georges com-
pris qu’un projectile de la grosse pièce allemande venait d'eclater
à quelques mètres du nid d'amour où il folâtrait si délicieuse-
ment avec sa jolie maîtresse.
Se rendant compte du mortel péril auquel ils venaient
d’échapper, Georges se retourna, croyant trouver sa belle
évanouie. Erreur! Demi-nue, les yeux brillants, le feu aux
pommettes, le sein un peu houleux, Yvonne, agenouillée sur le
DANS LE NO .D LIBÉRÉ
— n a r air épaté.
— Il y a de quoi : il n’avait jamais vu de pain blanc. Dessin de B. Hall.