Le rire: journal humoristique (25.1919)

JE SUIS DU MÉTIER !

UNE FORTE NATURE

M. Pingret, qui, dans sa jeunesse, avait
été vaguement garçon de courses chez un
apothicaire, avait coutume, quand il avait
besoin de médicaments, de dire au phar-
macien chez qui il se présentait: « Je suis
un de vos confrères, » ou plus modeste-
ment : « Je suis du métier, » Immanqua-
blement le pharmacien lui consentait une
réduction qui variait entre 10 et 90 0/0.

Evidemment, il n’y avait aucune raison
pour ne pas user en d’autres circonstances
d'un procédé aussi avantageux.

Aussi, un jour que ses bottines prenant
l'eau il était entré chez un cordonnier, il
avait commencé par prendre un air en-
tendu pour examiner les différents articles
qui lui étaient présentés. Puis, pendant que
le marchand enveloppait les chaussures

qu’il avait choisies, il lui avait adressé quelques remarques sur
la cordonnerie en général et le box-calf en particulier et, cli-
gnant de l’œil, avait ajouté tout bas qu’il était de la partie. Aus-
sitôt l’autre avait fait un rabais de 20 0/0 sur le prix marqué.

« Décidément le truc est bon, » s’était dit, en sortant, M. Pingret.

Il résolut dès lors de l’exploiter sur une plus grande échelle.

Et, successivement, il en usa avec le même bonheur chez un
tailleur, chez un horloger, chez un dentiste, etc., etc.

Ces divers succès ayant redoublé son audace, il décida de
tourner ses regards vers le commerce de l’alimentation.

Ayant repéré une toute petite épicerie, il s’y fit servir du
beurre, des pâtes, des biscuits, des noix, de la moutarde; puis,
au moment de payer, il mit son lorgnon sur son nez et son nez
dans les affaires de l’épicier :

— Eh! bien, ça va-t-il le commerce? lui demanda-t-il.

— Comme ci, comme ça, répondit le commerçant.

— Ah ! ça devient dur ! repartit M. Pingret. J’en sais quelque
chose, moi qui vous parle. Oui, j’ai été installé dix-neuf ans à
Point-sur-l’Esy. Pendant dix-neuf ans j’ai cassé du sucre. Voyez,
je suis moi-même tout cassé...

— Alors, comme ça, vous êtes du métier! répliqua l’épicier.

Et, par sympathie confraternelle, il lui fit 10 0/0 de remise sur

ses achats, s’excusant que « la dureté des temps » ne lui permît
pas de faire mieux.

U

— Ce n’est pas un homme fait pour vivre à une époque de restrictions... : ainsi, il lui faut six
mètres d’étoffe pour un complet et dix-huit mètres de gaz pour se chauffer les reins.

Dessin de L. Kern.

A quelque temps de là, M. Pingret qui, comme beaucoup de
gens, possédait une femme et, par-dessus le marché, une belle-
mère, eut la douleur de perdre cette dernière. L’occasion se
présentait belle pour lui de la faire enterrer. Il ne la laissa pas
échapper, je vous prie de le croire. Jusqu’au bout, c’est-à-dire
jusqu’à Pantin, il accompagna la dépouille pulchro-maternelle.
Il était plus de six heures du soir quand le cortège parvint au
cimetière.

Les dernières mains serrées, il se trouva bientôt seul avec le
fossoyeur. Alors, s’approchant de celui-ci, et dans l’espoir d’es-
quiver le pourboire, il lui poussa le coude :

— Eh ! bien, vieux, ça va-t-il les affaires?

— Si ça va ?... Ça va même trop bien, on ne sait plus où donner
de la tête !

— Ah! rude métier, tout de même, que le nôtre!

Mais l’autre à ces mots s’écria :

— Ah! vous êtes du métier... eh ! bien, ça tombe à pic, car ce
soir je suis en retard et ma femme m’attend pour aller au
théâtre.

Lui fourrant alors sa pioche et sa pelle dans les mains, le
fossoyeur s’esquiva.

Et voilà comment M. Pingret eut le rare bonheur d’enterrer
lui-même sa belle-mère. Eric Alain.

— Elle est très bien votre cruche. Vous me
ferez le portrait de ma femme.

Dessin de Pierre Portelette.

— Epouser un linotypiste ? Mais, malheureuse, à la première dispute, il provoquera une grève
rien que pour t’empêcher de lire ton feuilleton ! Dessin de M. Radigbet.