Le rire rouge: édition de guerre du journal le rire (1916 (Nr. 59-111))

— Je lui dois bien une carte !...

JOUR DE L’AN

LE RIRE DE LA SEMAINE

Donc les Allemands, qui ont un peu l’air de rats cherchant à
s’évader d’une gigantesque ratière par un trou quelconque, pré-
parent une expédition d’Égypte. Des informations bien person-
nelles puisées aux sources, et pour la circonstance spéciale aux
sources du Nil, nous permettent de donner sur ce petit voyage
qui sera pour nos ennemis, soyez-en sûr, un voyage de désagré-
ments, quelques détails inédits.

Le Kaiser, tout le monde le sait, dort fort mal. La raison de
son insomnie est facile à deviner : on n’entasse pas des millions de
morts sans tout de même avoir des petits moments d’agacement
et de préoccupation... Seulement une fois que c’est fait il faut
plastronner et tâcher de donner le change, même lorsque, comme
celui du mark, il est difficile à faire avaler. Le Kaiser a donc
décidé de faire croire que ce qui l’empêche de dormir ce sont
seulement les lauriers de Napoléon... De là à décider l’organi-
sation d’une campagne d’Égypte il n’y avait qu’un pas, auquel il
suffisait d’ajouter un nombre respectable de kilomètres... Une
décision, c’est plus facile à prendre que Paris, Calais ou Pétro-
grad ; celle-ci fut prise d’assaut en cinq secs : enfin on avait
percé... du côté de l’absurde !

Voilà pourquoi les journaux Deutsch nous annoncent sans rire
que l’on est en train de former en Allemagne des méharistes,
c’est-à-dire des soldats capables de « chevaucher », si l’on peut
dire, des dromadaires ou de simples chameaux à deux boches.

Oui, l’autorité militaire a réquisitionné à Hambourg, la ville-
ménagerie par excellence, les « vaisseaux du désert » qui vont
préalablement permettre d’accoutumer au balancement écœurant
des balades à méhari le contingent nécessaire. On va voir sortir
du fameux port, à défaut des vaisseaux authentiques que leur
pusillanimité et leur infériorité numérique retiennent au rivage
germanique, des « vaisseaux » à quatre pattes. Ces ruminants
seront dressés à se mettre à genoux devant des uniformes alle-
mands, ni plus ni moins qu’un pacha turc ou qu’un roi des
Bulgares, à se laisser enfourcher par un colonial improvisé, et à
partir pour la Syrie au pas de l’oie.

Mais s’il y a loin pour aller à Tipperary, il y a bien plus loin
encore pour aller au Caire, et les Austro-bocho-turcs ne désal-
téreront pas de sitôt leur cavalerie à gibbosité simple ou double
dans le canal de Suez, r

Le Kaiser cependant n’hésite pas. Étant atteint de la folie des
grandeurs en général, il l’est implicitement de toutes les dimen-
sions que sous-entend le vocable générique. Il est atteint de la
folie des longueurs, qui lui fait considérer comme à portée de sa
main non seulement l’Égypte, mais les Indes, la Cochinchine, le
Japon et, en montant au besoin sur l’Himalaya, la lune!

Il est atteint aussi, nécessairement, de la folie des hauteurs.
C’est pour cela qu’on le voit, chaque fois que l’occasion s’en
présente, grimper sur une colline lointaine pour regarder ses
troupes se battre tout là-bas dans les plaines — et c’est pour cela
aussi qu’il rêve d’aller comme Bonaparte contempler en face les
pyramides.

Il les « potasse » ferme en ce moment, les pyramides, et le
Bœdecker (tome de l’excursion en Égypte) est son livre de che-
vet. Il s’est fait documenter également par des égyptologues-
doctors éminents et par des historiens universitairement très
diplômés.

La mise en scène de la visite impériale aux monuments de
Chéops et de Chéfren est même déjà minutieusement réglée. La
présentation (non de Guillaume aux pyramides mais des pyra-
mides à Guillaume) devant avoir lieu seulement dans quelques
mois, a été fixée à cinq heures de l’après-midi, l’heure où les
lions vont voir, et les kaisers aussi.

Les abords du théâtre auront été balayés avec soin le matin, et
entre deux files de figurants méharistes, l’Empereur, portant un
burnous sur son uniforme, toujours comme feu Napoléon, s’avan-
cera sur un cheval blanc nécessairement arabe, et prononcera
une phrase historique.

Le choix de cette phrase a donné lieu à quelques controverses.
Après discussion on est tombé d’accord que seul le répertoire
français pouvait fournir une belle exclamation chevaleresque, les
mots célèbres made in Germany étant plutôt rares. On nous
avait déjà pris tant de choses que l’on pouvait bien nous chiper
une phrase par-dessus le marché...

« J’ai trouvé! aurait dit le Kaiser, lors de la première répétition
à Potsdam de cette scène mémorable, j’ai trouvé la chose à dire !
Je dirai : « Soldats! du haut de ces pyramides quarante siècles
« vous contemplent! »

On convint dans l’entourage que c’était, en effet, tout à fait de
circonstance :

« Permettez-moi seulement de vous faire observer très respec-
tueusement, Sire, répondit un vieil érudit heidelbergeois, que