Le rire rouge: édition de guerre du journal le rire (1916 (Nr. 59-111))

INQUIÉTUDE

un élégant déshabillé, la jeune femme du gros monsieur.

— Ah! mon Dieu! un apache!

— Non, ma chérie... C’est un homme qui se noyait... Je l’ai
sauvé !

— Et vous le ramenez chez vous? Charmant! Vous recueillez
des vagabonds!

En entendant qu’on l’insultait, Timoléon comprit que sa
situation n’était point changée. Cela le rassura et le tira de son
évanouissement.

Cependant, il avait le sourire pâle de celui qui vient d’échap-
per à la mort. Le gros monsieur s’empressait près de lui. Il
tirait vanité de son sauvetage et aimait l’homme qui le rendait
supérieur à ses propres yeux.

— Le pauvre diable! Il doit mourir de faim! Un peu de poulet
froid? Mangez donc !

Et la jeune dame, tout en continuant de traiter Timoléon de
va-nu-pieds — injure inexacte, car Timoléon portait des chaus-
sures, encore que trouées, — ne pouvait se défendre de s’inté-
resser à lui.

— Mangez doucement... Tu vas le faire étouffer... Va donc
chercher du vin!

Timoléon, l’estomac à l’aise, s’épanouissait. Il ne craignait

plus de s’enfoncer dans le fauteuil. Il par-
lait avec assurance. Il considérait ces
braves gens comme de vieux amis et trai-*
tait de haut le valet de chambre.

Ce fut, pendant deux jours, une exis-
tence exquise. Diners copieux, habits pro-
pres, sommeils agréables. Il lui suffisait de
se laisser traîner par le gros monsieur
dans les salons, et de laisser raconter,
sans protester, le récit à peine exagéré
d’un pathétique sauvetage.

Mais tout a une fin, et c’est toujours la
volupté qui perdra l’homme. Au matin du
troisième jour, comme Timoléon pénétrait
par hasard dans la chambre conjugale de
son sauveur, la jeune femme seule était
au lit. Tant de blancheurs, tant de roseurs,
tant de blondeurs ne purent manquer d’agir
sur le cerveau de Timoléon, déjà échauffé
par la bonne chère et les libations succé-
dant à trop d’abstinence. Une passion lui
vint, qu’il tenta d’épancher...

Oh! mon Dieu! Cris. Poursuite. Cache-
cache. Les meubles renversés. Le mari.
Les domestiques. Pied au derrière. La rue.

Grandeur et décadence! O tristesse du

LES NEUTRES

— Je comprends qu’ils n’osent pas vous attaquer... Des gaillards comme
vous!!! Dessin de Djilio.

PRÉVOYANCE

ARN/\C

''wanfitto’V

— Tenez...

— Quoi ?

— La lettre d’excuses...

Dessin de Marcel Arnac.

bonheur que le malheur remplace! Et
Timoléon fit d’amères réflexions, s’en al-
lant par les rues avec la démarche lente
des traîneurs de grègues. La vie agréable
et douce qu’il ignorait il y a huit jours lui
était devenue indispensable... Oui, mais...

Mais soudain sa figure s’éclaira, sa mar-
che s’accéléra. Il courait. Il s’arrêta au mi-
lieu du Pont-Roval. Parbleu! ce qui avait
réussi une première fois devait réussir
une seconde, pensait Timoléon.

Et Timoléon eut raison. Il fut succes-
sivement recueilli par une petite modiste
qui, plus généreuse en sa pauvreté que la
femme du gros monsieur, lui offrit tout ce
qu’elle possédait : un lit misérable, un
corps charmant; par une grue fastueuse
qui le bourra de pâtisseries et l’inonda de
parfums; par une comtesse douairière; par
un banquier; parun employé du Nord-Sud.

Il savoura des plats délicats et partagea
la soupe aux choux d’un veilleur de chan-
tiers. Il roula dans une soixante chevaux,
huit cylindres, roues interchangeables,
carrosserie allongée... et le lendemain
poussa la. voiture d’une marchande de qua-
tre-saisons.