LE TÉNOR
LA BATAILLE EN GRECE
Comme j’entrais chez Bisolin, qui habite
à Montmartre un pavillon qu’il appelait
pompeusement son petit hôtel, j’entendis
une voix superbe, qui ténorisait un air de
Guillaume Tell, et qui semblait sortir,
légèrement étouffée, des profondeurs de la
maison.
— Tu as invité Noté?
— Non, mon vieux, c’est mon valet de
chambre-cuisinier-intendant, qui met du
vin en bouteilles... Oui, mon gros, un petit
Corton dont tu vas me dire des nouvelles
tout à l’heure ..
— Eh bien ! il a une belle voix, ton Maî-
tre Jacques!
— N’est-ce pas? Et je ne m’en doutais
pas... Mais figure-toi que je me suis aperçu
que chaque fois qu’il me mettait du vin en
bouteilles, il lui disait un petit bonjour... Et
quand je dis un petit bonjour, c’étaient des
politesses à n’en plus finir... Alors, j’ai eu
une idée, oh ! une idée, mon vieux...
— Mettons une idée de génie, et n’en
parlons plus!
— Je lui ai dit : « Heurtebiche... » Heur-
tebiche, c’est son nom... « Heurtebiche,
quand vous mettrez du vin en bouteilles,
vous chanterez... Vous chanterez tout le
temps... Ce qui vous passera par la tête...
Viens, poupoule! La Marseillaise... Ça
m’est égal, pourvu que vous chantiez... » Tu comprends, comme
on ne peut pas boire en chantant, ni chanter en buvant, main-
LE CINQUIÈME ALLIÉ ! ! ! - LA DERNIÈRE PARADE
r
IKo
. _v'^s
tenant, je suis tranquille... Je n’ai plus besoin de le surveiller...
Je ne mets plus les pieds à la cave...
— Il a bon caractère, ton domestique...
-— Il a surtout une belle voix... Tiens, écoute ça... Le voilà qui
attaque un autre air... Déguste-moi ça... On ne chante pas mieux
à l’Opéra...
— Mais dis donc, tu sais ce qu’il chante là? C’est du Lohen-
grcn!... De la musique boche!... Tu laisses chanter chez toi de
la musique boche!... Ah! ça, Bisolin, c’est mal, c’est très mal...
Tu devrais avoir honte...
— Tu en es sûr?
— Absolument! J’étais wagnérien, avant la guerre...
— Attends un peu !
Bisolin, indigné, se dirigea vers la cave. Je le suivis. Nous des-
cendîmes vingt marches, tandis que les notes de Lohengrin rou-
laient en tonnerre, et nous vîmes Heurtebiche qui vidait à petits
coups, les yeux clos de bonheur, une bouteille de Corton, ce-
pendant qu’à côté de lui, installé sur un tonneau vide qui aug-
mentait sa sonorité, un phonographe, appartenant d’ailleurs à
Bisolin, wagnérisait éperdument... Gaston Derys.
Aux grands maux les grands remèdes.
Dessin de Miarko.
— Il reparle?... Moi qui croyais qu’il allait me foutre un peu la paix !
Dessin de G. Haütot.
LA BATAILLE EN GRECE
Comme j’entrais chez Bisolin, qui habite
à Montmartre un pavillon qu’il appelait
pompeusement son petit hôtel, j’entendis
une voix superbe, qui ténorisait un air de
Guillaume Tell, et qui semblait sortir,
légèrement étouffée, des profondeurs de la
maison.
— Tu as invité Noté?
— Non, mon vieux, c’est mon valet de
chambre-cuisinier-intendant, qui met du
vin en bouteilles... Oui, mon gros, un petit
Corton dont tu vas me dire des nouvelles
tout à l’heure ..
— Eh bien ! il a une belle voix, ton Maî-
tre Jacques!
— N’est-ce pas? Et je ne m’en doutais
pas... Mais figure-toi que je me suis aperçu
que chaque fois qu’il me mettait du vin en
bouteilles, il lui disait un petit bonjour... Et
quand je dis un petit bonjour, c’étaient des
politesses à n’en plus finir... Alors, j’ai eu
une idée, oh ! une idée, mon vieux...
— Mettons une idée de génie, et n’en
parlons plus!
— Je lui ai dit : « Heurtebiche... » Heur-
tebiche, c’est son nom... « Heurtebiche,
quand vous mettrez du vin en bouteilles,
vous chanterez... Vous chanterez tout le
temps... Ce qui vous passera par la tête...
Viens, poupoule! La Marseillaise... Ça
m’est égal, pourvu que vous chantiez... » Tu comprends, comme
on ne peut pas boire en chantant, ni chanter en buvant, main-
LE CINQUIÈME ALLIÉ ! ! ! - LA DERNIÈRE PARADE
r
IKo
. _v'^s
tenant, je suis tranquille... Je n’ai plus besoin de le surveiller...
Je ne mets plus les pieds à la cave...
— Il a bon caractère, ton domestique...
-— Il a surtout une belle voix... Tiens, écoute ça... Le voilà qui
attaque un autre air... Déguste-moi ça... On ne chante pas mieux
à l’Opéra...
— Mais dis donc, tu sais ce qu’il chante là? C’est du Lohen-
grcn!... De la musique boche!... Tu laisses chanter chez toi de
la musique boche!... Ah! ça, Bisolin, c’est mal, c’est très mal...
Tu devrais avoir honte...
— Tu en es sûr?
— Absolument! J’étais wagnérien, avant la guerre...
— Attends un peu !
Bisolin, indigné, se dirigea vers la cave. Je le suivis. Nous des-
cendîmes vingt marches, tandis que les notes de Lohengrin rou-
laient en tonnerre, et nous vîmes Heurtebiche qui vidait à petits
coups, les yeux clos de bonheur, une bouteille de Corton, ce-
pendant qu’à côté de lui, installé sur un tonneau vide qui aug-
mentait sa sonorité, un phonographe, appartenant d’ailleurs à
Bisolin, wagnérisait éperdument... Gaston Derys.
Aux grands maux les grands remèdes.
Dessin de Miarko.
— Il reparle?... Moi qui croyais qu’il allait me foutre un peu la paix !
Dessin de G. Haütot.