ÜN PREVOYANT
— Ah ! le veinard ! Il a du feu ! ! !
— Oui, mon vieux. Seulement, j’ai eu soin de prendre mes précau-
tions, j'ai loué en meublé. Dessin de B. Hall.
PROFITS ET PERTES
M. l’inspecteur général des chemins de fer bulgares, Boris
Balkanoff, froisse d’une main irritée le télégramme qu’on vient
de lui remettre et commence à travers son bureau une prome-
nade de tigre captif.
D’ailleurs, il ressemble moins à un fauve qu’à un dompteur,
ce gaillard massif, large d’épaules, un dompteur en babouches,
pantalonné de gris-souris, sanglé dans un coin de feu bleu de
ciel à brandebourgs noirs.
Envoyé à Gavaçi pour désencombrer les voies ferrées qu’en-
gorgent des wagons immobilisés en nombre invraisemblable,
Balkanoff a d’abord usé de ses pleins pouvoirs pour vendre
quelques locomotives à Constantinople où le matériel manque.
Puis, heureux d’avoir mené à bien cette négociation illicite
mais'fructueuse, M. l’inspecteur général, gonflé de piastres
mal acquises, s’est complètement désintéressé de tout ce qui
concerne les chemins de fer; il touche ses appointements avec
régularité, lit des romans français, se grise solitairement
chaque soir et trouve la vie belle. Pourquoi faut-il que cette
maudite dépêche vienne troubler son repos?
Après quelques allées et venues rageuses, il reprend sa place
devant la table encombrée dp paperasses qu’il ne regarde
jamais, appuie sur le bouton électrique et attend, sourcils
froncés. Quand son chef de service entre, il lui demande à
brûle-tunique :
— Combien avons-nous, sur les rails, de wagons non dé-
chargés ?
— Huit cent quarante-cinq, monsieur l’inspecteur général.
— Sang de chien!... Écoutez-moi bien : on me prévient que
le ministre va nous tomber sur le dos pour vérifier le travail
DEUX PLATS
— Entrecôte. Et comme garniture ?
— 1 out ce que vous pourrez. Dessin de Pierre Portelette.
que nous avons effectué. Par conséquent, il faut faire filer tout
ça sur Vlakçastir où ce raseur ne s’aventurera jamais par
crainte d’y attraper la fièvre paludéenne qui sévit avec vigueur.
11 arrive après-demain, vous avez donc quarante-huit heures
pour expédier là-bas tout ce fourbi.
— C’est peu, quarante-huit heures, monsieur l’inspecteur
général !
— Que voulez-vous que j’y fasse? Vous « en mettrez » comme
disent ces coquins de Français.
Effectivement, on en met. Pendant quarante-huit heures,
personne ne ferme l’œil (sauf Balkanoff, bien entendu). Le der-
nier wagon à peine disparu, un appel téléphonique signale le
train ministériel. Tout le personnel, inspecteur général en tète,
s’aligne sur le quai et s’immobilise dans cette raideur prus-
sienne que les terribles alliés de Berlin ont mise à la mode.
L’hymne national retentit, habilement contrepointé avec la
Wacht am Rhein par un musicien local qui ambitionne la croix
de fer.
Le ministre montre à la portière une tète dont les cheveux
crespelés luisent de pommade ; clignant ses yeux aux pupilles
chocolat, avec beaucoup de blanc autour, il interroge, en taqui-
nant ses moustaches cirées :
— Combien vous reste-il de wagons non déchargés?
— Pas un seul, Votre Haute Excellence.
— Ah! ah! C’est bien, Balkanoff, c’est tout à fait bien! Pour
vous récompenser d’avoir intelligemment exécuté mes ordres, je
vous octroie la cravate de commandeur de l’ordre de Ferdinand-
le-Libérateur. Et je vous remets en outre un brevet de cheva-
lier en blanc, pour celui de vos subordonnés qui aura mérité cette
distinction.
UNE PERMISSION AGRICOLE
— Alors, le voilà parti avec une permission agricole !... Il n’est pourtant pas agriculteur...
— Non, mais il a des relations à cultiver...
Dessin de L. Xern.
— Ah ! le veinard ! Il a du feu ! ! !
— Oui, mon vieux. Seulement, j’ai eu soin de prendre mes précau-
tions, j'ai loué en meublé. Dessin de B. Hall.
PROFITS ET PERTES
M. l’inspecteur général des chemins de fer bulgares, Boris
Balkanoff, froisse d’une main irritée le télégramme qu’on vient
de lui remettre et commence à travers son bureau une prome-
nade de tigre captif.
D’ailleurs, il ressemble moins à un fauve qu’à un dompteur,
ce gaillard massif, large d’épaules, un dompteur en babouches,
pantalonné de gris-souris, sanglé dans un coin de feu bleu de
ciel à brandebourgs noirs.
Envoyé à Gavaçi pour désencombrer les voies ferrées qu’en-
gorgent des wagons immobilisés en nombre invraisemblable,
Balkanoff a d’abord usé de ses pleins pouvoirs pour vendre
quelques locomotives à Constantinople où le matériel manque.
Puis, heureux d’avoir mené à bien cette négociation illicite
mais'fructueuse, M. l’inspecteur général, gonflé de piastres
mal acquises, s’est complètement désintéressé de tout ce qui
concerne les chemins de fer; il touche ses appointements avec
régularité, lit des romans français, se grise solitairement
chaque soir et trouve la vie belle. Pourquoi faut-il que cette
maudite dépêche vienne troubler son repos?
Après quelques allées et venues rageuses, il reprend sa place
devant la table encombrée dp paperasses qu’il ne regarde
jamais, appuie sur le bouton électrique et attend, sourcils
froncés. Quand son chef de service entre, il lui demande à
brûle-tunique :
— Combien avons-nous, sur les rails, de wagons non dé-
chargés ?
— Huit cent quarante-cinq, monsieur l’inspecteur général.
— Sang de chien!... Écoutez-moi bien : on me prévient que
le ministre va nous tomber sur le dos pour vérifier le travail
DEUX PLATS
— Entrecôte. Et comme garniture ?
— 1 out ce que vous pourrez. Dessin de Pierre Portelette.
que nous avons effectué. Par conséquent, il faut faire filer tout
ça sur Vlakçastir où ce raseur ne s’aventurera jamais par
crainte d’y attraper la fièvre paludéenne qui sévit avec vigueur.
11 arrive après-demain, vous avez donc quarante-huit heures
pour expédier là-bas tout ce fourbi.
— C’est peu, quarante-huit heures, monsieur l’inspecteur
général !
— Que voulez-vous que j’y fasse? Vous « en mettrez » comme
disent ces coquins de Français.
Effectivement, on en met. Pendant quarante-huit heures,
personne ne ferme l’œil (sauf Balkanoff, bien entendu). Le der-
nier wagon à peine disparu, un appel téléphonique signale le
train ministériel. Tout le personnel, inspecteur général en tète,
s’aligne sur le quai et s’immobilise dans cette raideur prus-
sienne que les terribles alliés de Berlin ont mise à la mode.
L’hymne national retentit, habilement contrepointé avec la
Wacht am Rhein par un musicien local qui ambitionne la croix
de fer.
Le ministre montre à la portière une tète dont les cheveux
crespelés luisent de pommade ; clignant ses yeux aux pupilles
chocolat, avec beaucoup de blanc autour, il interroge, en taqui-
nant ses moustaches cirées :
— Combien vous reste-il de wagons non déchargés?
— Pas un seul, Votre Haute Excellence.
— Ah! ah! C’est bien, Balkanoff, c’est tout à fait bien! Pour
vous récompenser d’avoir intelligemment exécuté mes ordres, je
vous octroie la cravate de commandeur de l’ordre de Ferdinand-
le-Libérateur. Et je vous remets en outre un brevet de cheva-
lier en blanc, pour celui de vos subordonnés qui aura mérité cette
distinction.
UNE PERMISSION AGRICOLE
— Alors, le voilà parti avec une permission agricole !... Il n’est pourtant pas agriculteur...
— Non, mais il a des relations à cultiver...
Dessin de L. Xern.