HARMONIE
LES AMERICAINS EN FRANCE
C’est un monsieur qui avait fait fortune
assez vite, non pas comme vous pourriez
le croire en écrivant des poèmes épiques
ou en vendant des produits alimentaires,
mais simplement en conduisant une auto-
mobile : il était chauffeur de taxi-auto. 11
avait commencé son métier un lundi soir,
passé dix heures (jour sans métro) et il
s’était retiré millionnaire le samedi matin
de la même semaine, après avoir conduit
à leur domicile une demi-douzaine de
clients dont la tête lui plaisait. Car tels
sont les temps où nous vivons.
Riche, il voulut se payer toutes les beau-
tés de la vie : il aima un certain nombre
de petites femmes, il mit un monocle et il
se promena à pied. Comme tous les snobs,
il versait dans l’étrange : c’est ainsi qu’un
jour, il eut l’idée d’assister à une confé-
rence.
Il en eut pour son argent . un monsieur
bien habillé parla pendant deux heures au
moins, sans s’arrêter que pour boire une
gorgée de temps à autre. Ce monsieur
était un critique d’art, qui traitait : « De
l’art dans la vie quotidienne. » Sa pensée
principale était que la majorité des citoyens
de notre République a perdu toute préoc-
cupation de l’art. Certains vont une fois
l’an contempler des tableaux dans une
exposition de peinture, et cela leur suffit à
se croire artistes; d’autres s’imaginent
qu’ils ont suffisamment sacrifié à l’art
quand ils ont mis sur leur cheminée un
bronze pesant et banal.
Cette idée générale était étayée de con-
sidérations particulières. Ce qui frappa sur-
tout notre nouveau riche,-ce fut un passage
où le conférencier raillait les bourgeois de
ce temps-ci qui ne sont pas choqués de
vivre dans une salle à manger Renaissance
ou un salon Pompadour.
— Voilà un garçon intelligent, dit-il. Il
est idiot que nous nous asseyions avec nos
habits modernes dans des fauteuils qui ont
été créés pour les gens en pourpoint
SAISON d’été
— Trop cher,
50? T’es donc pas milliardaire?
l3ûulu_
Dessin de Hervé Baille.
le kongkessiste boche. — ... et si les Fran-
çais veulent absolument une kompensation, nous
leur ferons une koncession en leur accordant une
Ersatz-Lorraine. Dessin de J. Clédat.
et en haut-de-chausses. Ça jure, ça jure.
Il voulut se montrer intelligent aussi. Il
demanda à son tapissier si l’on n’avait pas
créé un style xxe siècle, en mobilier. Le
tapissier dut avouer que les recherches
laites dans ce sens avaient été malheu-
reuses. L’École de Munich avait seule ap-
proché d’un style nouveau... mais un pa-
triotisme ardent au cœur de notre nouveau
riche l’empêcha de se commander un mo-
bilier de Munich.
Il ne lui restait qu’une chose à faire,
pour persévérer dans son idée : puisqu’il
ne pouvait adapter le meuble au costume,
il fallait qu’il adaptât le costume au meuble.
Ce qu’il fit. Il se commanda des costumes
d’époque.
Par malheur, sa salle à manger était
Henri II, son salon Louis XVI, sa cham-
bre Louis XV, son bureau Empire, son an-
tichambre Louis le Hutin, sa salle de bains
Fallières. Il lui fallut autant de costumes
que de pièces dans son appartement, pour
être dans le ton.
Mais, il ne pouvait pas, costumé en
Louis XVI, s’asseoir à son bureau Empire,
ni habillé en Louis le Hutin, entrer dans
sa chambre Louis XV. Logique et obstiné,
il changeait de costume à chaque fois qu’il
changeait de pièce!
Au bout d’un mois de ce régime, il était
las, las, las... Il n’en pouvait plus. 11 eut
alors cette trouvaille de génie : que le seul
costume commun à toutes les époques
était le costume de la nature. Dès lors, il
se promena, tranquillement, dans toutes
ses pièces, nu comme un ver.
Mais, un jour, un de ses proches vint le
voir, et le trouva dans ce simple appareil,
à la fin d’u.n bon repas, fumant un bon
cigare. Comme ce proche était en même
temps son héritier, il le fit mettre à Cha-
renton : ce qui fut une grande injustice.
Beauby.
LES AMERICAINS EN FRANCE
C’est un monsieur qui avait fait fortune
assez vite, non pas comme vous pourriez
le croire en écrivant des poèmes épiques
ou en vendant des produits alimentaires,
mais simplement en conduisant une auto-
mobile : il était chauffeur de taxi-auto. 11
avait commencé son métier un lundi soir,
passé dix heures (jour sans métro) et il
s’était retiré millionnaire le samedi matin
de la même semaine, après avoir conduit
à leur domicile une demi-douzaine de
clients dont la tête lui plaisait. Car tels
sont les temps où nous vivons.
Riche, il voulut se payer toutes les beau-
tés de la vie : il aima un certain nombre
de petites femmes, il mit un monocle et il
se promena à pied. Comme tous les snobs,
il versait dans l’étrange : c’est ainsi qu’un
jour, il eut l’idée d’assister à une confé-
rence.
Il en eut pour son argent . un monsieur
bien habillé parla pendant deux heures au
moins, sans s’arrêter que pour boire une
gorgée de temps à autre. Ce monsieur
était un critique d’art, qui traitait : « De
l’art dans la vie quotidienne. » Sa pensée
principale était que la majorité des citoyens
de notre République a perdu toute préoc-
cupation de l’art. Certains vont une fois
l’an contempler des tableaux dans une
exposition de peinture, et cela leur suffit à
se croire artistes; d’autres s’imaginent
qu’ils ont suffisamment sacrifié à l’art
quand ils ont mis sur leur cheminée un
bronze pesant et banal.
Cette idée générale était étayée de con-
sidérations particulières. Ce qui frappa sur-
tout notre nouveau riche,-ce fut un passage
où le conférencier raillait les bourgeois de
ce temps-ci qui ne sont pas choqués de
vivre dans une salle à manger Renaissance
ou un salon Pompadour.
— Voilà un garçon intelligent, dit-il. Il
est idiot que nous nous asseyions avec nos
habits modernes dans des fauteuils qui ont
été créés pour les gens en pourpoint
SAISON d’été
— Trop cher,
50? T’es donc pas milliardaire?
l3ûulu_
Dessin de Hervé Baille.
le kongkessiste boche. — ... et si les Fran-
çais veulent absolument une kompensation, nous
leur ferons une koncession en leur accordant une
Ersatz-Lorraine. Dessin de J. Clédat.
et en haut-de-chausses. Ça jure, ça jure.
Il voulut se montrer intelligent aussi. Il
demanda à son tapissier si l’on n’avait pas
créé un style xxe siècle, en mobilier. Le
tapissier dut avouer que les recherches
laites dans ce sens avaient été malheu-
reuses. L’École de Munich avait seule ap-
proché d’un style nouveau... mais un pa-
triotisme ardent au cœur de notre nouveau
riche l’empêcha de se commander un mo-
bilier de Munich.
Il ne lui restait qu’une chose à faire,
pour persévérer dans son idée : puisqu’il
ne pouvait adapter le meuble au costume,
il fallait qu’il adaptât le costume au meuble.
Ce qu’il fit. Il se commanda des costumes
d’époque.
Par malheur, sa salle à manger était
Henri II, son salon Louis XVI, sa cham-
bre Louis XV, son bureau Empire, son an-
tichambre Louis le Hutin, sa salle de bains
Fallières. Il lui fallut autant de costumes
que de pièces dans son appartement, pour
être dans le ton.
Mais, il ne pouvait pas, costumé en
Louis XVI, s’asseoir à son bureau Empire,
ni habillé en Louis le Hutin, entrer dans
sa chambre Louis XV. Logique et obstiné,
il changeait de costume à chaque fois qu’il
changeait de pièce!
Au bout d’un mois de ce régime, il était
las, las, las... Il n’en pouvait plus. 11 eut
alors cette trouvaille de génie : que le seul
costume commun à toutes les époques
était le costume de la nature. Dès lors, il
se promena, tranquillement, dans toutes
ses pièces, nu comme un ver.
Mais, un jour, un de ses proches vint le
voir, et le trouva dans ce simple appareil,
à la fin d’u.n bon repas, fumant un bon
cigare. Comme ce proche était en même
temps son héritier, il le fit mettre à Cha-
renton : ce qui fut une grande injustice.
Beauby.