PAUL...
Il s’appelait Paul. C’était à la fois un timide et un rêveur. La
vue d’une femme l'attirait et le faisait fuir et c’était évidemment
très embarrassant pour lui. Jamais il n’avait eu la moindre in-
trigue, et cependant son esprit ne rêvait qu’escapades et aven-
tures. Sa timidité semblait aller en s’accroissant; si bien qu’à la
tin il en fut épouvanté. Il me confia qu’un jour (je suis son
meilleur ami) il avait attendu ie tramway plus d’une heure parce
qu’il ne voulait pas affronter la présence d’une receveuse et fina-
lement ne trouvant pas de tramway dont le personnel fût abso-
lument masculin (et de fait ils sont rares), il était parti à pied.
Sa timidité devenait une obsession.
*
* *
Un beau matin il vint me trouver et après quelques phrases
il me dit en rougissant : « J’ai passé hier une soirée délicieuse
avec Blanche. »
Je faillis m’écrouler.
— Hein ? fis-je, toi ?
11 sourit et me dit : — Mon vieux, j’ai trouvé un truc : tu
sais que je ne suis pas de force à supporter la présence
LES R.A.T.
le capitaine.— Dites donc, Bodiot, vous monterez avec les ballots :
il y a une place pour vous ! Dessin de G. Vallée.
d’une femme; alors voici ce que je fais : le soir, au moment où
la nuit tombe, j’erre mélancoliquement sur le boulevard... Autour
de moi glissent dans l’ombre des couples charmants qui eux ont
la joie de goûter au bonheur idéal...
Je l’interrompis, voyant qu’il s’égarait dans le lyrisme.
— Les couples ne t’intéressent pas. Qu’est-ce que cela peut
te faire ?
— Tu es dans l’erreur, dit-il. Je choisis un de ces couples et
je m’engage intérieurement à le suivre toute la soirée..."
— Drôle d’idée !
— ... Et alors mon vieux, je vis des heures d’ivresse. En effet,
peu à peu, à mesure que je suis ces amoureux, je me transporte
par la pensée à la place de l’heureux vivant qui marche devant
moi au .bras de la jeune femme; comprends-tu ? Je me dédouble
en quelque sorte...
— Et alors ?
— Eh bien alors, ces mots d’amour, ces caresses, cés baisers
l’habitude d’être rond
Dans sa cellule, Turmel
/ail des mots carrés.
affolants qu’elle lui prodigue, c’est à moi, comprends-tu, c’est à
moi quelle les donne!
— O imagination !
— Oh! mon cher, ces baisers! Cette petite Blanche (je l’ai en-
tendu l’appeler Blanche), si tu savais comme elle est gentille!
Et comme elle l’aime, c’est-à-dire comme elle m’aime!! Nous
sommes allés jusque sur les fortifs ! Elle m’a embrassé quinze
fois! Je l’ai embrassée aussi et en la quittant je lui ai murmuré...
— Il lui a murmuré!
— Oh ! je t’en supplie, ne détruis pas mes illusions! Je lui ai
murmuré: «A demain! » Je vais la revoir ce soir! Ah! comme il
est doux d’aimer !
Et Paul assis dans un fauteuil,-le regard perdu, un sourire
rêveur aux lèvres paraissait en extase.
Quand il revint à lui, il me dit : — Je t’ai embêté mon vieux?
— Du tout, fis-je, au contraire!
— Excuse-moi, je suis si heureux !
*
* *
J’ai rencontré Paul ce matin. Il paraissait avoir pleuré, ses
yeux étaient rouges.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive? lui demandai-je.
MARIANNE INulGNEE
— Lui ., la République!... Allons donc, je n’ai pas une tete de
veau. Dessin de A. W ililiil.
Il s’appelait Paul. C’était à la fois un timide et un rêveur. La
vue d’une femme l'attirait et le faisait fuir et c’était évidemment
très embarrassant pour lui. Jamais il n’avait eu la moindre in-
trigue, et cependant son esprit ne rêvait qu’escapades et aven-
tures. Sa timidité semblait aller en s’accroissant; si bien qu’à la
tin il en fut épouvanté. Il me confia qu’un jour (je suis son
meilleur ami) il avait attendu ie tramway plus d’une heure parce
qu’il ne voulait pas affronter la présence d’une receveuse et fina-
lement ne trouvant pas de tramway dont le personnel fût abso-
lument masculin (et de fait ils sont rares), il était parti à pied.
Sa timidité devenait une obsession.
*
* *
Un beau matin il vint me trouver et après quelques phrases
il me dit en rougissant : « J’ai passé hier une soirée délicieuse
avec Blanche. »
Je faillis m’écrouler.
— Hein ? fis-je, toi ?
11 sourit et me dit : — Mon vieux, j’ai trouvé un truc : tu
sais que je ne suis pas de force à supporter la présence
LES R.A.T.
le capitaine.— Dites donc, Bodiot, vous monterez avec les ballots :
il y a une place pour vous ! Dessin de G. Vallée.
d’une femme; alors voici ce que je fais : le soir, au moment où
la nuit tombe, j’erre mélancoliquement sur le boulevard... Autour
de moi glissent dans l’ombre des couples charmants qui eux ont
la joie de goûter au bonheur idéal...
Je l’interrompis, voyant qu’il s’égarait dans le lyrisme.
— Les couples ne t’intéressent pas. Qu’est-ce que cela peut
te faire ?
— Tu es dans l’erreur, dit-il. Je choisis un de ces couples et
je m’engage intérieurement à le suivre toute la soirée..."
— Drôle d’idée !
— ... Et alors mon vieux, je vis des heures d’ivresse. En effet,
peu à peu, à mesure que je suis ces amoureux, je me transporte
par la pensée à la place de l’heureux vivant qui marche devant
moi au .bras de la jeune femme; comprends-tu ? Je me dédouble
en quelque sorte...
— Et alors ?
— Eh bien alors, ces mots d’amour, ces caresses, cés baisers
l’habitude d’être rond
Dans sa cellule, Turmel
/ail des mots carrés.
affolants qu’elle lui prodigue, c’est à moi, comprends-tu, c’est à
moi quelle les donne!
— O imagination !
— Oh! mon cher, ces baisers! Cette petite Blanche (je l’ai en-
tendu l’appeler Blanche), si tu savais comme elle est gentille!
Et comme elle l’aime, c’est-à-dire comme elle m’aime!! Nous
sommes allés jusque sur les fortifs ! Elle m’a embrassé quinze
fois! Je l’ai embrassée aussi et en la quittant je lui ai murmuré...
— Il lui a murmuré!
— Oh ! je t’en supplie, ne détruis pas mes illusions! Je lui ai
murmuré: «A demain! » Je vais la revoir ce soir! Ah! comme il
est doux d’aimer !
Et Paul assis dans un fauteuil,-le regard perdu, un sourire
rêveur aux lèvres paraissait en extase.
Quand il revint à lui, il me dit : — Je t’ai embêté mon vieux?
— Du tout, fis-je, au contraire!
— Excuse-moi, je suis si heureux !
*
* *
J’ai rencontré Paul ce matin. Il paraissait avoir pleuré, ses
yeux étaient rouges.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive? lui demandai-je.
MARIANNE INulGNEE
— Lui ., la République!... Allons donc, je n’ai pas une tete de
veau. Dessin de A. W ililiil.