L'ADORABLE DACTYLO
Quand Micheline fit son apparition au
bureau des Effectifs, afin de prendre son
nouveau service, les quatre secrétaires
présents eurent un frémissement d’aise.
Micheline, comme toute bonne dactylogra-
phe qui se respecte et qu’on ne respecte
pas, était blonde et avait les yeux bleus, de
longs cils qui palpitaient perpétuellement,
un petit nez en l’air, une bouche qui faisait
la moue entre deux joues roses et jouf-
flues. Bref, c’était une fort appétissante
petite personne.
Jusque-là, les quatre auxiliaires du bu-
reau avaient mené une existence croupis-
sante au milieu de la poussière qui recou-
vrait mieux que n’importe quelle bâche les
innombrables cartons du fichier. Il y avait
là le caporal Compas, qui scandait toutes
ses paroles d’un juron familier, diminutif
de celui de Cambronne : « Crotte!.. » répé-
tait-il à tout bout de champ. Il était sous
les ordres du sergent-fourrier qui, de toute
évidence était Marseillais, puisqu’il s’appe-
lait Marius (la réciproque est vraie). Au-des-
sus de lui, il y avait le sergent-major Coutri-
que, un grand type maigre, qui ne pouvait
pas dire une phrase sans la faire précéder
immédiatement de l’exclamation : « Ah! çà
mais!..» «Ah! çà mais comment allez-
vous?.. Ah! çà mais je n’en crois rien... »
etc. Enfin, j’allais oublier le dernier de ces scribes, un simple sol-
dat, jeune homme incolore et rêveur, nommé Santain, dont la
tète était éternellement agitée d’un mouvement de haut en bas
sceptique et réfléchi. En le contemplant et en totalisant les
hochements de son chef, on pouvait facilement compter les
minutes qui s’écoulaient. Car l’on avait peu à faire dans ce
morne bureau. Le premier classait les fiches, le second les
déclassait, le troisième les reclassait, et le quatrième, les fiches
le lassaient; comme dans la chanson, « il faisait rien ».
La venue jeune et fraîche de la dactylo réveilla les sens
engourdis de ces écrivains hébétés. Le lendemain, le sergent-
major arriva, rasé de plus près encore que de coutume. Le
fourrier entama le premier les hostilités, en faisant à la blonde
secrétaire un tas de « complimaings » enflammés. « Crotte!...
mademoiselle; comme vous avez un joli doigté! » s’extasia le
caporal, en lissant sa fine barbe blonde. Et, dans son coin,
hochant la tête de plus belle, le dernier des auxis ne disait rien,
rien, rien.
En peu de temps, le bureau des Effectifs, si sombre autrefois,
i
LES SUITES DE L’ARMISTICE
— Voui, ma chère, j’apprends l'anglais.,
répétitions...
— Des répétitions ?
— Yes, avec les Américains.
sur le Matin...’, et je prends..., sur le soir, des
Dessin de Hervé Baillb.
se transforma ; la poussière, accumulée depuis des mois, disparut.
L’un mit un coussin sur la chaise de l’adorable Micheline, un
autre des fleurs sur sa table; l’endroit où elle travaillait devint
presque un petit boudoir. Dans les bureaux voisins, on s’égayait
fort de ces préparatifs de conquête, et l’on entamait des paris.
Lequel l’emporterait le premier?...
Un matin, on vit arriver la divine secrétaire, accompagnée du
caporal Compas, qui lui portait sa veste. Le chef et le fourrier le
foudroyèrent du regard. Dans l’après-midi, leurs soupçons
s’accentuèrent. On entendit la blonde enfant murmurer : « Crotte
de crotte!... Qu’il fait chaud! » Le doute n’était plus permis. La
malheureuse s’était trahie : elle avait pris la manie de son
l’armistice italien
— Mon yeutenant, on peut pas dormir dans le silence, alors, chacun
son tour, on remplace le 155 111 Dessin de M. Nardeau.
Quand Micheline fit son apparition au
bureau des Effectifs, afin de prendre son
nouveau service, les quatre secrétaires
présents eurent un frémissement d’aise.
Micheline, comme toute bonne dactylogra-
phe qui se respecte et qu’on ne respecte
pas, était blonde et avait les yeux bleus, de
longs cils qui palpitaient perpétuellement,
un petit nez en l’air, une bouche qui faisait
la moue entre deux joues roses et jouf-
flues. Bref, c’était une fort appétissante
petite personne.
Jusque-là, les quatre auxiliaires du bu-
reau avaient mené une existence croupis-
sante au milieu de la poussière qui recou-
vrait mieux que n’importe quelle bâche les
innombrables cartons du fichier. Il y avait
là le caporal Compas, qui scandait toutes
ses paroles d’un juron familier, diminutif
de celui de Cambronne : « Crotte!.. » répé-
tait-il à tout bout de champ. Il était sous
les ordres du sergent-fourrier qui, de toute
évidence était Marseillais, puisqu’il s’appe-
lait Marius (la réciproque est vraie). Au-des-
sus de lui, il y avait le sergent-major Coutri-
que, un grand type maigre, qui ne pouvait
pas dire une phrase sans la faire précéder
immédiatement de l’exclamation : « Ah! çà
mais!..» «Ah! çà mais comment allez-
vous?.. Ah! çà mais je n’en crois rien... »
etc. Enfin, j’allais oublier le dernier de ces scribes, un simple sol-
dat, jeune homme incolore et rêveur, nommé Santain, dont la
tète était éternellement agitée d’un mouvement de haut en bas
sceptique et réfléchi. En le contemplant et en totalisant les
hochements de son chef, on pouvait facilement compter les
minutes qui s’écoulaient. Car l’on avait peu à faire dans ce
morne bureau. Le premier classait les fiches, le second les
déclassait, le troisième les reclassait, et le quatrième, les fiches
le lassaient; comme dans la chanson, « il faisait rien ».
La venue jeune et fraîche de la dactylo réveilla les sens
engourdis de ces écrivains hébétés. Le lendemain, le sergent-
major arriva, rasé de plus près encore que de coutume. Le
fourrier entama le premier les hostilités, en faisant à la blonde
secrétaire un tas de « complimaings » enflammés. « Crotte!...
mademoiselle; comme vous avez un joli doigté! » s’extasia le
caporal, en lissant sa fine barbe blonde. Et, dans son coin,
hochant la tête de plus belle, le dernier des auxis ne disait rien,
rien, rien.
En peu de temps, le bureau des Effectifs, si sombre autrefois,
i
LES SUITES DE L’ARMISTICE
— Voui, ma chère, j’apprends l'anglais.,
répétitions...
— Des répétitions ?
— Yes, avec les Américains.
sur le Matin...’, et je prends..., sur le soir, des
Dessin de Hervé Baillb.
se transforma ; la poussière, accumulée depuis des mois, disparut.
L’un mit un coussin sur la chaise de l’adorable Micheline, un
autre des fleurs sur sa table; l’endroit où elle travaillait devint
presque un petit boudoir. Dans les bureaux voisins, on s’égayait
fort de ces préparatifs de conquête, et l’on entamait des paris.
Lequel l’emporterait le premier?...
Un matin, on vit arriver la divine secrétaire, accompagnée du
caporal Compas, qui lui portait sa veste. Le chef et le fourrier le
foudroyèrent du regard. Dans l’après-midi, leurs soupçons
s’accentuèrent. On entendit la blonde enfant murmurer : « Crotte
de crotte!... Qu’il fait chaud! » Le doute n’était plus permis. La
malheureuse s’était trahie : elle avait pris la manie de son
l’armistice italien
— Mon yeutenant, on peut pas dormir dans le silence, alors, chacun
son tour, on remplace le 155 111 Dessin de M. Nardeau.