26 novembre 1871.
REVUE COMIQUE
77
LE -MUSEE DES SOUVERAINS
VII
M. LITTRÉ
mit énorme autour de la let-
tre de M. Littré cette semaine.
A tous les titres, M. Littré
appartient à la galerie des
souverains, comme député,
comme municipal et comme
savant.
En l'apercevant pour la pre-
mière fois, on ne soupçonne-
rait jamais l'homme qu'il est.
Chez les catholiques, le pré-
jugé veut que ce soit un tome second de Caïn, montrant
toujours le poing fermé au ciel et n'attendant plus que de
grandes ailes noires pour aller voltiger avec Satan dans la
profondeur des abîmes. Rien de cela. Imaginez plutôt un
type au-dessous du bourgeois. Les naturels du Marais se-
raient tous de petits lords livrons à côté de lui. Un corps
de style exigu, mal tourné, mal sculpté, une téte deux
fois incorrecte, la ligure terne, des gros traits, des lèvres
pendantes, une bouche sans sourire, voilà assez d'indices
d'une nature vulgaire. 11 n'y a pas grand feu au fond de
ces deux petits yeux si peu ouverts qu'on les dirait percés
par la vrille. Coiffez le tout d'un bonnet de soie noire;
mettez à cheval sur le nez de grosses lunettes rondes en '
forme de 8; il no lui manquerait plus qu'un goupillon à lu
main pour ressembler à nos donneurs d'eau bénite.
N'est-ce pas le comble de l'ironie pour le chef des libres-
penseurs?
plutarque dit de l'hilopœmen, le dernier des Grecs, qu'il
faisait payer à son courage l'écot de su mauvaise mine;
M. Littré serait un pou dans ce genre-là. On peut le com-
parer aussi à l'amande do cacÉo, qui cache sa vertu sous
une enveloppe rugueuse. Ce petit bancrocho n'est pas un
savant, c'est la science même. Septuagénaire, il étudie de-
puis soixante-cinq ans, sans trêve ni relâche, car il a com-
mencé de bonne heure. Il était déjà ferré sur le latin quand
ses camarades ne s'entendaient qu'à jouer à la toupie.
Quand Sainte-Beuve, son condisciple, était à peine un ca-
rabin, il était, lui. un docteur consommé. Il mêlait dans
une tendresse sauvage la médecine et la haute littérature,
ce qui fait qu'on a dit de lui : « 11 est médecin avec les gens
de lettres et homme de lettres avec les médecins. »
11 faut reculer jusqu'au moyen âge pour retrouver sou
équivalent comme amant de l'étude. A vingt ans, il se
donnait des coups de canif sous les ongles afin de vaincre
le sommeil. Qu'est-ce qu'une femme du jour pourrait se
ligurer en présence d'une telle nature ? II ne dormait pas, il
gardait le silence, il mangeait mal, il so lavait à peine et
ne se peignait guère qu'à la nouvelle lune Soyez donc au-
tre chose qu'un homme laid avec tout cela!
Drôle de vie tout de mémo! Habitant du pays Latin, a-t-il
jamais su ce que c'est que cette zone des premières fre-
daines, des premières dettes, du premier duel et du pre-
mier amour? Non, il s'est courbé sur la poudre des biblio-
thèques et il on a suc' toute la substance. Trente ans de
suite, nous l'avons vu dans la même mansarde, occupé à
traduire les dix volumes d'Hippocrate et des Hippooratides,
œuvre de géant, qui l'a rendu pour toujours illustre et
jaune comme un coing. Après la trentième année, on était
tout étonné qu'il existât encore, Le plongeur qui se jette
dans la mer Rougi- pour en rapporter îles perles ou du co-
rail court moins de dangers. A un ami qui lui demandait ce
qui1 lui rapportait ce labeur surhumain, il répondait : « Un
peu de renommée et le scorbut. » L'héroïsme des bouquins
n'a pas d'autre récompense.
Notons pourtant un épisode. En 1839, l'Académie des ins-
criptions avait à étire un membre. On proposa ce pio-
cheur. « Un tel travailleur par ici, so disaient les mirliflors
de l'endroit, ce serait d'un mauvais exemple. » Ils allaient
donc voler en masse pour un farceur qui avait écrit un
Traité sur la pâtisserie telle qu'on la faisait chez les Sanio-
thraces du temps d'Hérodote. En ce même moment, la porte
s'ouvrit, et l'on vit s'arrêter une litière. De cotte chaise à
porteurs descendait, s'il vous plaît, un ministre d'alors,
M. Guizpten personne. Malade, alité, l'auteur de VHisloire
de la Civilisation avait entendu parler d'une cabale contre
AI. Littré : « Non, avait-il dit, il faut qu'Hippocrate l'em-
porte sur la pâtisserie. » Il vota, lit voter et remonta dans
sa chaise pour aller au lit : M. Littré était élu.
.l'insisté pour le fait parce qu'il est aussi honorable pour
l'un que pour l'autre.
Oui. c'est beau, la science, mais ce n'est pas tout. Vol-
taire a dit : « Les savants sont des ânes : ils savent tout,
mais ils ne savent pas vivre, » M. Littré, qui n'était pas sorti
de son cabinet d'étude, s'est imaginé connaitro les
hommes; il a voulu gouverner le monde. Démocrate dou-
ceâtre, il s'est fait le disciple d'un homme aussi laid que
lui et qui avait la téte absolument à l'envers. J'ai nommé
Auguste Comte, un ex-Suint-Simonien, qui croyait que
l'homme n'est qu'un tube commençant et finissant par un
orifice, et rien de plus. Remplir et désemplir le tube, la race
d'Adam n'aurait rien autre a l'aire. Entre l'homme et tout
autre animal, nulle différence. .M. Littré mordil pourtant à
cette pomme-là. Disons, à son honneur, que cet accès de
matérialisme grossier n'a point persisté. Depuis une quin-
zaine d'années, le savant a mis de l'eau dans le vin de ses
aberrations philosophiques ; il se contente de faire un très
beau Dictionnaire français, à lui tout seul; c'est le prodige
de la traduction d'Hippoei-ate renouvelé.
A Versailles, M. Littré est fixé à son pupitre comme Si-
méon, le stylite. sur son fut de colonne. Rien ne l'émeut,
ni la sonnette du président'Grévy, ni la voix de Belcastel'
11 corrige des épreuves, il grignote du papier, il mange des
pains à cacheter, toujours savant, rien que savant. Au
reste, c'est la toquade du parti démocratique d'avoir des
orateurs éminonts qui ne parlent pas. Sous la monarchie
constitutionnelle, il y avait M. de Cormenin (le citoyen Ti-
mon) ; en 1848. M. de Lamennais; aujourd'hui, c'est
M. Littré. Tout cela écrit magnifiquement, mais serait
aussi incapable de parler qu'un poisson du pont des Arts
C'est élever le mutisme à la hauteur d'un dogme.
M. Thiers a dit : « Littré ne se mouche pas toujours à
temps, mais c'est le prince de la grammaire. »
PEIIEKIXE.
REVUE COMIQUE
77
LE -MUSEE DES SOUVERAINS
VII
M. LITTRÉ
mit énorme autour de la let-
tre de M. Littré cette semaine.
A tous les titres, M. Littré
appartient à la galerie des
souverains, comme député,
comme municipal et comme
savant.
En l'apercevant pour la pre-
mière fois, on ne soupçonne-
rait jamais l'homme qu'il est.
Chez les catholiques, le pré-
jugé veut que ce soit un tome second de Caïn, montrant
toujours le poing fermé au ciel et n'attendant plus que de
grandes ailes noires pour aller voltiger avec Satan dans la
profondeur des abîmes. Rien de cela. Imaginez plutôt un
type au-dessous du bourgeois. Les naturels du Marais se-
raient tous de petits lords livrons à côté de lui. Un corps
de style exigu, mal tourné, mal sculpté, une téte deux
fois incorrecte, la ligure terne, des gros traits, des lèvres
pendantes, une bouche sans sourire, voilà assez d'indices
d'une nature vulgaire. 11 n'y a pas grand feu au fond de
ces deux petits yeux si peu ouverts qu'on les dirait percés
par la vrille. Coiffez le tout d'un bonnet de soie noire;
mettez à cheval sur le nez de grosses lunettes rondes en '
forme de 8; il no lui manquerait plus qu'un goupillon à lu
main pour ressembler à nos donneurs d'eau bénite.
N'est-ce pas le comble de l'ironie pour le chef des libres-
penseurs?
plutarque dit de l'hilopœmen, le dernier des Grecs, qu'il
faisait payer à son courage l'écot de su mauvaise mine;
M. Littré serait un pou dans ce genre-là. On peut le com-
parer aussi à l'amande do cacÉo, qui cache sa vertu sous
une enveloppe rugueuse. Ce petit bancrocho n'est pas un
savant, c'est la science même. Septuagénaire, il étudie de-
puis soixante-cinq ans, sans trêve ni relâche, car il a com-
mencé de bonne heure. Il était déjà ferré sur le latin quand
ses camarades ne s'entendaient qu'à jouer à la toupie.
Quand Sainte-Beuve, son condisciple, était à peine un ca-
rabin, il était, lui. un docteur consommé. Il mêlait dans
une tendresse sauvage la médecine et la haute littérature,
ce qui fait qu'on a dit de lui : « 11 est médecin avec les gens
de lettres et homme de lettres avec les médecins. »
11 faut reculer jusqu'au moyen âge pour retrouver sou
équivalent comme amant de l'étude. A vingt ans, il se
donnait des coups de canif sous les ongles afin de vaincre
le sommeil. Qu'est-ce qu'une femme du jour pourrait se
ligurer en présence d'une telle nature ? II ne dormait pas, il
gardait le silence, il mangeait mal, il so lavait à peine et
ne se peignait guère qu'à la nouvelle lune Soyez donc au-
tre chose qu'un homme laid avec tout cela!
Drôle de vie tout de mémo! Habitant du pays Latin, a-t-il
jamais su ce que c'est que cette zone des premières fre-
daines, des premières dettes, du premier duel et du pre-
mier amour? Non, il s'est courbé sur la poudre des biblio-
thèques et il on a suc' toute la substance. Trente ans de
suite, nous l'avons vu dans la même mansarde, occupé à
traduire les dix volumes d'Hippocrate et des Hippooratides,
œuvre de géant, qui l'a rendu pour toujours illustre et
jaune comme un coing. Après la trentième année, on était
tout étonné qu'il existât encore, Le plongeur qui se jette
dans la mer Rougi- pour en rapporter îles perles ou du co-
rail court moins de dangers. A un ami qui lui demandait ce
qui1 lui rapportait ce labeur surhumain, il répondait : « Un
peu de renommée et le scorbut. » L'héroïsme des bouquins
n'a pas d'autre récompense.
Notons pourtant un épisode. En 1839, l'Académie des ins-
criptions avait à étire un membre. On proposa ce pio-
cheur. « Un tel travailleur par ici, so disaient les mirliflors
de l'endroit, ce serait d'un mauvais exemple. » Ils allaient
donc voler en masse pour un farceur qui avait écrit un
Traité sur la pâtisserie telle qu'on la faisait chez les Sanio-
thraces du temps d'Hérodote. En ce même moment, la porte
s'ouvrit, et l'on vit s'arrêter une litière. De cotte chaise à
porteurs descendait, s'il vous plaît, un ministre d'alors,
M. Guizpten personne. Malade, alité, l'auteur de VHisloire
de la Civilisation avait entendu parler d'une cabale contre
AI. Littré : « Non, avait-il dit, il faut qu'Hippocrate l'em-
porte sur la pâtisserie. » Il vota, lit voter et remonta dans
sa chaise pour aller au lit : M. Littré était élu.
.l'insisté pour le fait parce qu'il est aussi honorable pour
l'un que pour l'autre.
Oui. c'est beau, la science, mais ce n'est pas tout. Vol-
taire a dit : « Les savants sont des ânes : ils savent tout,
mais ils ne savent pas vivre, » M. Littré, qui n'était pas sorti
de son cabinet d'étude, s'est imaginé connaitro les
hommes; il a voulu gouverner le monde. Démocrate dou-
ceâtre, il s'est fait le disciple d'un homme aussi laid que
lui et qui avait la téte absolument à l'envers. J'ai nommé
Auguste Comte, un ex-Suint-Simonien, qui croyait que
l'homme n'est qu'un tube commençant et finissant par un
orifice, et rien de plus. Remplir et désemplir le tube, la race
d'Adam n'aurait rien autre a l'aire. Entre l'homme et tout
autre animal, nulle différence. .M. Littré mordil pourtant à
cette pomme-là. Disons, à son honneur, que cet accès de
matérialisme grossier n'a point persisté. Depuis une quin-
zaine d'années, le savant a mis de l'eau dans le vin de ses
aberrations philosophiques ; il se contente de faire un très
beau Dictionnaire français, à lui tout seul; c'est le prodige
de la traduction d'Hippoei-ate renouvelé.
A Versailles, M. Littré est fixé à son pupitre comme Si-
méon, le stylite. sur son fut de colonne. Rien ne l'émeut,
ni la sonnette du président'Grévy, ni la voix de Belcastel'
11 corrige des épreuves, il grignote du papier, il mange des
pains à cacheter, toujours savant, rien que savant. Au
reste, c'est la toquade du parti démocratique d'avoir des
orateurs éminonts qui ne parlent pas. Sous la monarchie
constitutionnelle, il y avait M. de Cormenin (le citoyen Ti-
mon) ; en 1848. M. de Lamennais; aujourd'hui, c'est
M. Littré. Tout cela écrit magnifiquement, mais serait
aussi incapable de parler qu'un poisson du pont des Arts
C'est élever le mutisme à la hauteur d'un dogme.
M. Thiers a dit : « Littré ne se mouche pas toujours à
temps, mais c'est le prince de la grammaire. »
PEIIEKIXE.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
La revue comique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
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ZST 3069 C RES::1.1871
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Kommentar
Szenische Initiale Rückentrage (Reff)
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
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Herstellung/Entstehung
Entstehungsort (GND)
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Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
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La revue comique, 1.1871, Nr. 7, S. 77
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