LE VASE BRISÉ
Laurent Bar, banquier de son état, est un de mes vieux amis : il a
son couvert chez moi et moi un découvert chez lui.
C’est le meilleur homme du monde : le chèque à la main.
II préside aux destinées de là Compagnie générale des voitures à
bras et a même publié un opuscule sur la question des automo-
biles :
TRENTE ANS OU LA VIE D’UN LOUEUR.
Il y a quelques mois, je célébrais mes noces d’or. A cette occa-
sion,' le vieil ami jugea à propos de m’offrir un cadeau.
Je dois vous dire que le traditionnel mauvais goût des savetiers
n’est rien auprès de celui de mon financier.
11 m’envoya donc une potiche godiche à faire pleurer, un vase qui
semblait nocturne par la forme et polynésien par le décor, un pot à
fleurs dont je dus bien me servir et où les roses se flétrissaient d’in-
dignation.
Vous l’avez sans doute remarqué aussi : des bibelots précieux, des
porcelaines fragiles, des saxes délicats, les objets de vitrine qu’on
touche avec des mains pieuses, qu’on époussète avec ferveur, qu’on
essuie avec des caresses féminines, ça se casse quelquefois ; les.
objets hideux, jamais. On peut les rudoyer impunément, les mettre
— Achetez-m’en deux, bourgeois, ça vous fera davantage .à lire.
Dessin do J. Dépaquit.
aux mains des domestiques et des enfants, ils semblent vous nar-
guer de leur inaltérable solidité.
Comment me défaire de cette urne grotesque? Comment plaquer
ce vase implacable? Comment congédier ce ridicule récipient?
Je m’y appliquai; j’y mis de l’entêtement, de l'acharnement- et
enfin, un beau jour, l’ayant laissé choir de la cheminée où il trônait
avec impudence, il se cassa sur le marbre en cinq morceaux.
Je le recollai avec une maladresse voulue, lui restituai sa place
et, le soir, quand mon vieil ami vint diner, je lui fis part de la ca-
tastrophe avec des larmes dans la voix ; je me décernai avec hypo-
crisie toutes les injures que je ne méritais pas; je me montrai, en
sanglotant, forcé d’exiler au-grenier ce vase si artistique, ce cher
souvenir d’un vieil ami de quarante ans.
Laurent Bar parut très ému ; la sincérité de ma douleur le toucha
profondément, mais j’avais • r~
exagéré, j’avais dépassé le
but et quand il revint dîner,
le dimanche suivant, à la
place vide, sur la cheminée,
il posa triomphalement, en
me regardant de coin pour
jouir de ma joie, un second
vase caraïbe encore plus
ignoble que le premier
— Vous verrez que,'pas plus que ses prédéces-
seurs, ce nouveau Président ne s’occupera de l’avenir
!Z que,' pu
u Préside
de la passementerie.
es pr
ira de
Dessins de Huard.
Laurent Bar, banquier de son état, est un de mes vieux amis : il a
son couvert chez moi et moi un découvert chez lui.
C’est le meilleur homme du monde : le chèque à la main.
II préside aux destinées de là Compagnie générale des voitures à
bras et a même publié un opuscule sur la question des automo-
biles :
TRENTE ANS OU LA VIE D’UN LOUEUR.
Il y a quelques mois, je célébrais mes noces d’or. A cette occa-
sion,' le vieil ami jugea à propos de m’offrir un cadeau.
Je dois vous dire que le traditionnel mauvais goût des savetiers
n’est rien auprès de celui de mon financier.
11 m’envoya donc une potiche godiche à faire pleurer, un vase qui
semblait nocturne par la forme et polynésien par le décor, un pot à
fleurs dont je dus bien me servir et où les roses se flétrissaient d’in-
dignation.
Vous l’avez sans doute remarqué aussi : des bibelots précieux, des
porcelaines fragiles, des saxes délicats, les objets de vitrine qu’on
touche avec des mains pieuses, qu’on époussète avec ferveur, qu’on
essuie avec des caresses féminines, ça se casse quelquefois ; les.
objets hideux, jamais. On peut les rudoyer impunément, les mettre
— Achetez-m’en deux, bourgeois, ça vous fera davantage .à lire.
Dessin do J. Dépaquit.
aux mains des domestiques et des enfants, ils semblent vous nar-
guer de leur inaltérable solidité.
Comment me défaire de cette urne grotesque? Comment plaquer
ce vase implacable? Comment congédier ce ridicule récipient?
Je m’y appliquai; j’y mis de l’entêtement, de l'acharnement- et
enfin, un beau jour, l’ayant laissé choir de la cheminée où il trônait
avec impudence, il se cassa sur le marbre en cinq morceaux.
Je le recollai avec une maladresse voulue, lui restituai sa place
et, le soir, quand mon vieil ami vint diner, je lui fis part de la ca-
tastrophe avec des larmes dans la voix ; je me décernai avec hypo-
crisie toutes les injures que je ne méritais pas; je me montrai, en
sanglotant, forcé d’exiler au-grenier ce vase si artistique, ce cher
souvenir d’un vieil ami de quarante ans.
Laurent Bar parut très ému ; la sincérité de ma douleur le toucha
profondément, mais j’avais • r~
exagéré, j’avais dépassé le
but et quand il revint dîner,
le dimanche suivant, à la
place vide, sur la cheminée,
il posa triomphalement, en
me regardant de coin pour
jouir de ma joie, un second
vase caraïbe encore plus
ignoble que le premier
— Vous verrez que,'pas plus que ses prédéces-
seurs, ce nouveau Président ne s’occupera de l’avenir
!Z que,' pu
u Préside
de la passementerie.
es pr
ira de
Dessins de Huard.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
Le rire: journal humoristique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
G 3555 Folio RES
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum (normiert)
1899 - 1899
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
In Copyright (InC) / Urheberrechtsschutz
Creditline
Le rire, 5.1898-1899, No. 226 (4 Mars 1899), S. 3
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg