SUPÉRIORITÉ AMÉRICAINE
« Mais il n’y a plus quo les Anglo-Saxons ! Vous voyez bien que les races
latines sont finies ! Elles croupissent en pleine décadence ! » hurlait sou-
vent M. Grosnain, rouge du pif, sous un chapeau melon aux ailes formi-
dables, lorsque, sans tacher
son pantalon gris-perle, il dé-
pouillait les journaux du soir
on prenant des apéritifs au
café de la Comédie, entre
cinq et sept. (Pas les apéri-
tifs bien entendu.)
Et son ventre mal con-
tenu par un veston court
en éprouvait des soubre-
sauts.
Ses amis demeu-
raient glacés de
terreur parce
que Gros-
\
\
/Ck! V
K
Friï
nain avait la
_ parole. 11 re-
prenait :
— C o m -
ment voulez-
vous lutter
avec l’Amé-
rique, par
exemple! C’est
la seule puis-
sance en progrès. Elle enfonce jus-
qu’aux Anglo-Saxons. Sur tous les
terrains, guerriers, financiers, artis-
tiques, industriels et commerciaux, l’Amérique
vous roulerait, mes petits amis, vous et toute
l’Europe, aussi facilement qu’on gagne une par-
tie de manille. Entendez-vous, M. Cornifiet qui
riez là-bas? Oui, je le répète, sur tous les ter-
rains !
— Tu dis cela, objecta Cornifiét, parce qu’ils ont rem-
porté la victoire sur mer. Voyons, Grosnain, as-tu été
en Amérique?
— Moi? Pas besoin ! S’il ne fallait parler que de ce
que l’on a vu, on ne parlerait pas de grand’chose. Sans
parler des occasions dans lesquelles il vaudrait mieux
se taire !
— Très bien ! Mais enfin à quoi attribues-tu cette su-
périorité des Américains sur les Anglo-Saxons eux-
inêmcs? Est-ce à la liberté?
— Oh ! là ! là !
— Est-ce aux sociétés de tempérance? Aux courants
de l’Atlantique?
— Oh ! là ! là !
— Est-ce à une différence de religion ? Est-ce aux so-
ciétés secrètes ?
— Oli ! là ! là !
— Eh bien, à quoi? Je renouvelle ma question.
M. Grosnain, très péremptoire, déclara :
— Parbleu, je l’attribue à la division du travail.
— Alors, mon cher, fit Cornifiet, moi qui connais les
Etats-Unis comme ma poche, je vais te rapporter un
fait à l’appui de ta théorie, bien que je ne l’approuve
A
\
pas tout à fait. Enfin, tu t’en serviras .tout de même, si tu
veux, quand tu seras nommé député. Écoute :
A Cliicago, en pénétrant dans le Lafayette-Hôtel, vous
vous trouvez noyé au milieu d’une armée de serviteurs nègres.
— C’est à se croire en Russie.
— Hein ?
— A cause do la mer Noire.
— Ah ! très bien. Tu blagues, je recommence : au milieu
d’une armée de serviteurs nègres, dont beaucoup de négril-
lons, tous pourvus de balais en paille de riz pour épousseter
les habits et faire disparaître les traces de la route.
Ne leur demandez pas d’explications, pas de renseigne-
ments d’aucune sorte, ils ne vous répondraient pas !
Ce sont des négrillons bien dressés ; ils ont leurs attribu-
tions et n’en sortiraient pas volontiers. D’autres sont là pour
vous regarder passer, vous devez le savoir. Les gens qui ont
voyagé sur la côte d’Afrique prétendent que les nègres ont le
siège de l’intelligence placé à l’opposé des blancs et qu’un
coup de pied au cul leur fait tout comprendre. Bien qu’huma-
nitaire, si j’avais eu quelque chose à réclamer, j’aurais usé de
ce moyen pour ne pas choquer les usages du pays. Cependant
j’ai remarqué qu’aucun gentleman ne rossait les nègres : alors
je me suis abstenu.
Là-dessus, un tour au Wash-room avant de nous mettre à
table !
Le Wash-room est une salle de l’hôtel où tout le monde a
le droit d’aller se laver les mains et de faire cirer ses bottines.
On peut y raccommoder ses habits, curer sa pipe ou se livrer
au perruquier sans être déclaré « improper ». C’est sur cette
salle que s’ouvrent les portes des antichambres et corridors
qui conduisent aux somptuosités des plus nécessaires commo-
dités. D’où un va-et-vient continuel. C’est là le coin le plus
attrayant de la maison, c’est le caravansérail de l’endroit !
Perché sur une estrade, tout comme un musicien de l’armée
du Salut, et le carnet à la main, je laissais un jeune moricaud
s’efforcer de rendre mes bottines aussi luisantes que son cuir,
lorsque j’avisai en face de moi, bien alignés, assis et paradant
dans des fauteuils de velours, cinq gros nègres en livrée fine
dont les occupations me semblèrent d’abord difficiles à com-
prendre. On aurait dit un conseil de guerre chez Soulouque.
Enfin j’y suis arrivé.
Le premier tenait un rouleau de papier sans fin ;
Le deuxième déroulait la bande ;
Le troisième la découpait soigneusement en carrés qu’i'
empilait à sa gauche ;
Le quatrième, entre ses doigts d’ébène aux ongles clairs,
saisissait un à un lesdits carrés de papier et les froissait d’un
air très grave et très doux tout en promenant autour de lui
des yeux blancs ;
Et quand ces carrés de papier avaient acquis la souplesse de
la plus fine batiste, il les déposait, également à sa gauche,
dans une élégante corbeille de paille tressée ;
Le cinquième se levait tous les quarts d’heure pour aller
porter la corbeille dans les cabinets.
— Et vous voulez lutter avec ces gens-là? C’est égal, on les
traite un peu comme des esclaves en plein hôtel Lafayette !
Mânes de John Brown ! c’est assez raide. Tu ne leur as rien dit
pour les rappeler à la dignité humaine, toi, Cornifiet, citoyen
de la République française?
— Mais si ! Quand mes bottines ont été finies de cirer, j’ai
dit en passant devant chacun des cinq nègres :
— Continuez, mon ami !
Georges Tiret-Bognet.
« * &£■* *
V1X
APPARITION
Je
J’ croyais pas qu’ ma prière aurait si bien biché.
n’ demandais qu’ saint Louis et je vois saint Miche .
Dessin de L. Métiyet.
« Mais il n’y a plus quo les Anglo-Saxons ! Vous voyez bien que les races
latines sont finies ! Elles croupissent en pleine décadence ! » hurlait sou-
vent M. Grosnain, rouge du pif, sous un chapeau melon aux ailes formi-
dables, lorsque, sans tacher
son pantalon gris-perle, il dé-
pouillait les journaux du soir
on prenant des apéritifs au
café de la Comédie, entre
cinq et sept. (Pas les apéri-
tifs bien entendu.)
Et son ventre mal con-
tenu par un veston court
en éprouvait des soubre-
sauts.
Ses amis demeu-
raient glacés de
terreur parce
que Gros-
\
\
/Ck! V
K
Friï
nain avait la
_ parole. 11 re-
prenait :
— C o m -
ment voulez-
vous lutter
avec l’Amé-
rique, par
exemple! C’est
la seule puis-
sance en progrès. Elle enfonce jus-
qu’aux Anglo-Saxons. Sur tous les
terrains, guerriers, financiers, artis-
tiques, industriels et commerciaux, l’Amérique
vous roulerait, mes petits amis, vous et toute
l’Europe, aussi facilement qu’on gagne une par-
tie de manille. Entendez-vous, M. Cornifiet qui
riez là-bas? Oui, je le répète, sur tous les ter-
rains !
— Tu dis cela, objecta Cornifiét, parce qu’ils ont rem-
porté la victoire sur mer. Voyons, Grosnain, as-tu été
en Amérique?
— Moi? Pas besoin ! S’il ne fallait parler que de ce
que l’on a vu, on ne parlerait pas de grand’chose. Sans
parler des occasions dans lesquelles il vaudrait mieux
se taire !
— Très bien ! Mais enfin à quoi attribues-tu cette su-
périorité des Américains sur les Anglo-Saxons eux-
inêmcs? Est-ce à la liberté?
— Oh ! là ! là !
— Est-ce aux sociétés de tempérance? Aux courants
de l’Atlantique?
— Oh ! là ! là !
— Est-ce à une différence de religion ? Est-ce aux so-
ciétés secrètes ?
— Oli ! là ! là !
— Eh bien, à quoi? Je renouvelle ma question.
M. Grosnain, très péremptoire, déclara :
— Parbleu, je l’attribue à la division du travail.
— Alors, mon cher, fit Cornifiet, moi qui connais les
Etats-Unis comme ma poche, je vais te rapporter un
fait à l’appui de ta théorie, bien que je ne l’approuve
A
\
pas tout à fait. Enfin, tu t’en serviras .tout de même, si tu
veux, quand tu seras nommé député. Écoute :
A Cliicago, en pénétrant dans le Lafayette-Hôtel, vous
vous trouvez noyé au milieu d’une armée de serviteurs nègres.
— C’est à se croire en Russie.
— Hein ?
— A cause do la mer Noire.
— Ah ! très bien. Tu blagues, je recommence : au milieu
d’une armée de serviteurs nègres, dont beaucoup de négril-
lons, tous pourvus de balais en paille de riz pour épousseter
les habits et faire disparaître les traces de la route.
Ne leur demandez pas d’explications, pas de renseigne-
ments d’aucune sorte, ils ne vous répondraient pas !
Ce sont des négrillons bien dressés ; ils ont leurs attribu-
tions et n’en sortiraient pas volontiers. D’autres sont là pour
vous regarder passer, vous devez le savoir. Les gens qui ont
voyagé sur la côte d’Afrique prétendent que les nègres ont le
siège de l’intelligence placé à l’opposé des blancs et qu’un
coup de pied au cul leur fait tout comprendre. Bien qu’huma-
nitaire, si j’avais eu quelque chose à réclamer, j’aurais usé de
ce moyen pour ne pas choquer les usages du pays. Cependant
j’ai remarqué qu’aucun gentleman ne rossait les nègres : alors
je me suis abstenu.
Là-dessus, un tour au Wash-room avant de nous mettre à
table !
Le Wash-room est une salle de l’hôtel où tout le monde a
le droit d’aller se laver les mains et de faire cirer ses bottines.
On peut y raccommoder ses habits, curer sa pipe ou se livrer
au perruquier sans être déclaré « improper ». C’est sur cette
salle que s’ouvrent les portes des antichambres et corridors
qui conduisent aux somptuosités des plus nécessaires commo-
dités. D’où un va-et-vient continuel. C’est là le coin le plus
attrayant de la maison, c’est le caravansérail de l’endroit !
Perché sur une estrade, tout comme un musicien de l’armée
du Salut, et le carnet à la main, je laissais un jeune moricaud
s’efforcer de rendre mes bottines aussi luisantes que son cuir,
lorsque j’avisai en face de moi, bien alignés, assis et paradant
dans des fauteuils de velours, cinq gros nègres en livrée fine
dont les occupations me semblèrent d’abord difficiles à com-
prendre. On aurait dit un conseil de guerre chez Soulouque.
Enfin j’y suis arrivé.
Le premier tenait un rouleau de papier sans fin ;
Le deuxième déroulait la bande ;
Le troisième la découpait soigneusement en carrés qu’i'
empilait à sa gauche ;
Le quatrième, entre ses doigts d’ébène aux ongles clairs,
saisissait un à un lesdits carrés de papier et les froissait d’un
air très grave et très doux tout en promenant autour de lui
des yeux blancs ;
Et quand ces carrés de papier avaient acquis la souplesse de
la plus fine batiste, il les déposait, également à sa gauche,
dans une élégante corbeille de paille tressée ;
Le cinquième se levait tous les quarts d’heure pour aller
porter la corbeille dans les cabinets.
— Et vous voulez lutter avec ces gens-là? C’est égal, on les
traite un peu comme des esclaves en plein hôtel Lafayette !
Mânes de John Brown ! c’est assez raide. Tu ne leur as rien dit
pour les rappeler à la dignité humaine, toi, Cornifiet, citoyen
de la République française?
— Mais si ! Quand mes bottines ont été finies de cirer, j’ai
dit en passant devant chacun des cinq nègres :
— Continuez, mon ami !
Georges Tiret-Bognet.
« * &£■* *
V1X
APPARITION
Je
J’ croyais pas qu’ ma prière aurait si bien biché.
n’ demandais qu’ saint Louis et je vois saint Miche .
Dessin de L. Métiyet.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
Apparation - J'croyais pas qu' ma prière aurait si bien biché. Je n' demandais qu' saint Louis et je voix saint Miché!
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le rire: journal humoristique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
G 3555 Folio RES
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum (normiert)
1899 - 1899
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
Public Domain Mark 1.0
Creditline
Le rire, 5.1898-1899, No. 239 (3 Juin 1899), S. 2
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg