LE GILET
La journée avait été chaude et, à vagabonder
dans les dunes de la Panne, nous avions gagné une
soif inextinguible.
La plage de la Panne a ceci de merveilleux pour
le promeneur, qu’elle est semée d’une infinité de
villas affriolantes. Semblables à des aimées embus-
quées dans les sables du désert, elles semblent
vous appeler chacune de son côté :
— Hé! l’ami! ne viendras-tu pas admirer mes
jolies briques roses? Et mon pignon, comment le
trouves-tu? — Dis donc, camarade, est-ce que je
ne te plais point, avec mes poutres entrecroisées?
Sans blague... tu devrais venir voir d’un peu plus
près mon joli petit balcon. »
Quand on a inspecté celle-ci, on se donne un mal
de chien pour aller jusqu’à la prochaine ; on em-
barque quantité de sable dans ses souliers.
Après trois ou quatre heures de ce manège, on
revient exténué au village, on reprend la voiture
de Furnes et l’on est rudement content de se re-
trouver attablé sur la grand’place, à la terrasse si
joyeuse de l’Hôtel Royal.
Nous y buvions, quand un gros homme vint à
passer de Fautre côté de la place, se dirigeant à
pas comptés vers le corps de garde espagnol. Et la
seule vue de ce personnage fit éclater notre ami
Carolus :
•— C’est Lampoël, fit-il, un Bruxellois de ma con-
naissance. Il est maintenant marchand de charbon
ici... mais peu importe! Quand même il serait mar-
chand de moutarde, je ne saurais le voir sans son-
ger au jour de Pâques 1879 — et sans rire!
Nous avions une pièce de quinze ans alors, et
nous étions de fameux bougres. Le dimanche, nous
tâtions déjà de la pipe et de la chope et le matin,
nous avions coutume de nous réunir à l’estaminet
du Nègre sur la place de la Cathédrale, pour y
établir le programme de notre bruyante journée.
■ Des
— Non,rmerci...
— Eh ! va donc, purée, traînée, chameau !
pommes de terre, ma belle ?
. merci...
Non, merci...
" poireaux, des navets, ma jolie?
, merci...
A L IIOTBL DU LIBRE-ECHANGE
— On ouvre la porte! C’est ton mari... et ma femme !
le mari, fermant la porte. — Pardon ! nous nous sommes trompés de chambre...
Dessin de Ramikez.
Ce jour-là, donc, jour de Pâques, nous
siégions prés de la fenêtre, pétunant comme
des diables et braillant comme des enra-
gés. Nous discutions les charmes d’une
petite servante dont nous étions tous amou-
reux, quand, au loin, nous vimes poindre
notre vieux Lampoël.
Il se dirigeait majestueusement du côté
de Sainte-Gudule. Chose étrange, il tenait
le milieu de la chaussée, lui qui, d’habi-
tude rasait si timidement le trottoir — et
son air gauche avait fait place à une mor-
gue de vieux majordome. Son petit feutre
vert sur l’oreille, il allait le nez levé, les
paupières dédaigneuses, comme unGulliver
hautain, mais soucieux néanmoins de ne
pas écraser les myrmidons répandus à ses
pieds.
Quand je vis qu’il passait au large du
Nègre sans mettre le cap sur la porte à
petits carreaux, sans même daigner jeter
un regard de notre côté, je n’y tins plus et
je courus l’aborder. En l’approchant, je
notai qu'il ôtait totalement vêtu de neuf, et
que ses bottines craquaient de la manière
la plus insolente.
— Eh bien, Jef! l’apostrophai-je, tu es
bien fier ce matin! Es-tu, par hasard,
chargé d’une mission confidentielle auprès
du bourgmestre? Ou bien aurais-tu l’insigne
honneur d’êthe appelé aux écuries de
Laeken pour y ramasser le crottin des che-
vaux du roi? Pourquoi passes-tu la tête si
haute,sans même regarder les amis?
— Je vais te dire... répondit-il timide-
ment, si je lève le nez, ce n’est pas par
fierté... seulement, ma mère a eu l’idée
biscornue de me tailler un gilet dans une
vieille culotte de papa — et ma foi, je ne
suis pas encore habitué à l’odeur.
George Auriol.
Dessin de Renefer.
La journée avait été chaude et, à vagabonder
dans les dunes de la Panne, nous avions gagné une
soif inextinguible.
La plage de la Panne a ceci de merveilleux pour
le promeneur, qu’elle est semée d’une infinité de
villas affriolantes. Semblables à des aimées embus-
quées dans les sables du désert, elles semblent
vous appeler chacune de son côté :
— Hé! l’ami! ne viendras-tu pas admirer mes
jolies briques roses? Et mon pignon, comment le
trouves-tu? — Dis donc, camarade, est-ce que je
ne te plais point, avec mes poutres entrecroisées?
Sans blague... tu devrais venir voir d’un peu plus
près mon joli petit balcon. »
Quand on a inspecté celle-ci, on se donne un mal
de chien pour aller jusqu’à la prochaine ; on em-
barque quantité de sable dans ses souliers.
Après trois ou quatre heures de ce manège, on
revient exténué au village, on reprend la voiture
de Furnes et l’on est rudement content de se re-
trouver attablé sur la grand’place, à la terrasse si
joyeuse de l’Hôtel Royal.
Nous y buvions, quand un gros homme vint à
passer de Fautre côté de la place, se dirigeant à
pas comptés vers le corps de garde espagnol. Et la
seule vue de ce personnage fit éclater notre ami
Carolus :
•— C’est Lampoël, fit-il, un Bruxellois de ma con-
naissance. Il est maintenant marchand de charbon
ici... mais peu importe! Quand même il serait mar-
chand de moutarde, je ne saurais le voir sans son-
ger au jour de Pâques 1879 — et sans rire!
Nous avions une pièce de quinze ans alors, et
nous étions de fameux bougres. Le dimanche, nous
tâtions déjà de la pipe et de la chope et le matin,
nous avions coutume de nous réunir à l’estaminet
du Nègre sur la place de la Cathédrale, pour y
établir le programme de notre bruyante journée.
■ Des
— Non,rmerci...
— Eh ! va donc, purée, traînée, chameau !
pommes de terre, ma belle ?
. merci...
Non, merci...
" poireaux, des navets, ma jolie?
, merci...
A L IIOTBL DU LIBRE-ECHANGE
— On ouvre la porte! C’est ton mari... et ma femme !
le mari, fermant la porte. — Pardon ! nous nous sommes trompés de chambre...
Dessin de Ramikez.
Ce jour-là, donc, jour de Pâques, nous
siégions prés de la fenêtre, pétunant comme
des diables et braillant comme des enra-
gés. Nous discutions les charmes d’une
petite servante dont nous étions tous amou-
reux, quand, au loin, nous vimes poindre
notre vieux Lampoël.
Il se dirigeait majestueusement du côté
de Sainte-Gudule. Chose étrange, il tenait
le milieu de la chaussée, lui qui, d’habi-
tude rasait si timidement le trottoir — et
son air gauche avait fait place à une mor-
gue de vieux majordome. Son petit feutre
vert sur l’oreille, il allait le nez levé, les
paupières dédaigneuses, comme unGulliver
hautain, mais soucieux néanmoins de ne
pas écraser les myrmidons répandus à ses
pieds.
Quand je vis qu’il passait au large du
Nègre sans mettre le cap sur la porte à
petits carreaux, sans même daigner jeter
un regard de notre côté, je n’y tins plus et
je courus l’aborder. En l’approchant, je
notai qu'il ôtait totalement vêtu de neuf, et
que ses bottines craquaient de la manière
la plus insolente.
— Eh bien, Jef! l’apostrophai-je, tu es
bien fier ce matin! Es-tu, par hasard,
chargé d’une mission confidentielle auprès
du bourgmestre? Ou bien aurais-tu l’insigne
honneur d’êthe appelé aux écuries de
Laeken pour y ramasser le crottin des che-
vaux du roi? Pourquoi passes-tu la tête si
haute,sans même regarder les amis?
— Je vais te dire... répondit-il timide-
ment, si je lève le nez, ce n’est pas par
fierté... seulement, ma mère a eu l’idée
biscornue de me tailler un gilet dans une
vieille culotte de papa — et ma foi, je ne
suis pas encore habitué à l’odeur.
George Auriol.
Dessin de Renefer.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
À l’hôtel du libre-échange; – Des pommes de terre, ma belle?
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le rire: journal humoristique
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
G 3555 Folio RES
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum
um 1907
Entstehungsdatum (normiert)
1902 - 1912
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
In Copyright (InC) / Urheberrechtsschutz
Creditline
Le rire, N.S. 1907, No. 248 (2 Novembre 1907), S. Bac
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg